Histoire précédente : Points de rupture

Alors que le reste des Sentinelles se laissent entraîner dans la révolution aux côtés des inventeurs, Liliana a décidé de se charger d’une tâche sinistre : éliminer le vrai problème qui, selon elle, empoisonne Kaladesh, à savoir la présence du Planeswalker Tezzeret.


Bien longtemps auparavant et très loin de Kaladesh, la jeune Liliana Vess s’était réfugiée parmi les arbres d’une sombre forêt pour échapper à la bataille qui faisait rage autour d’elle. Les craillements des corbeaux et les plaintes des mourants l’avaient accompagnée en ces bois qui avaient vu changer le cours de son existence. Certes, les rues de Ghirapur étaient à peu près aussi différentes de la forêt de Caligo, sur Dominaria, que pouvait l’être la Liliana d’aujourd’hui comparée à la donzelle naïve et désespérée qu’elle était à l’époque.

Pourtant, rien ne ressemble autant à une guerre qu’une autre guerre. Ici, grâce au ciel, point de croassements funèbres, mais le bourdonnement de mécanoptères, ponctués par les hurlements des blessés ainsi que les déflagrations des canons à Éther et des bombes incendiaires.

Jadis, puisqu’il s’agissait de découvrir un remède afin d’enrayer le mal qui avait conduit son frère aux portes de la mort, sa mission avait été de défendre la vie ; aujourd’hui, en revanche, c’était de donner la mort, sa compagne de tous les instants. Elle devait tuer Tezzeret. Rien d’autre n’avait d’importance, ni le combat des renégats, ni les réticences des Sentinelles, ses compagnons, ni les efforts du Consulat pour ramener l’ordre.

Tezzeret devait mourir.

Cette issue était inéluctable, et les tergiversations de Gideon ne représentaient que d’absurdes pertes de temps. D’ailleurs, jusqu’à ce qu’elle-même et ses compagnons se retrouvassent embarqués dans les troubles qui secouaient Kaladesh, ne l’avait-elle pas déjà cru mort ? En finir aujourd’hui ne revenait donc qu’à régler définitivement une situation malencontreusement laissée irrésolue sur Ravnica, quatre ans auparavant.

À l’époque, elle travaillait pour le compte du dragon Nicol Bolas et, à force de manigances, était parvenue à monter Jace contre Tezzeret afin de déposséder ce dernier du consortium interplanaire qu’il dirigeait. Jace avait en l’occurrence détruit son esprit, avant de le laisser pour mort sur un quelconque plan perdu. Cette affaire qu’elle avait cru close ne l’était donc pas : Tezzeret vivant, il finirait, un jour ou l’autre, par leur demander des comptes, à elle et Jace, et Liliana n’avait nul besoin de pareille complication.

Elle soupira en observant autour d’elle les bouleversements suscités par les renégats en colère, qui faisaient écho à la kyrielle de ses problèmes en suspens et autres affaires pendantes : Tezzeret et Jace, Garruk et le Voile de Chaîne, Bolas et ses pactes démoniaques, sans oublier ce satané Homme-corbeau, et jusqu’aux événements survenus dans la forêt de Caligo, qui, avec leur propre lot de questions restées sans réponse, avaient entamé la succession d’imbroglios qu’était son existence. Elle s’arrêta pour observer le corps d’un infortuné renégat qui gisait, désarticulé, dans l’épave d’un petit mécanoptère. D’un geste dans sa direction, un nouveau zombie se releva, péniblement.

Elle se sentit quelque peu ragaillardie.

Si elle avait considéré Tezzeret comme un simple problème personnel à régler, en apprenant sa présence sur Kaladesh, elle savait, à présent, qu’il représentait une menace de bien plus vaste envergure, non seulement pour ce plan, mais aussi loin que son insatiable ambition le porterait. En admettant que Rashmi leur eût décrit la situation avec justesse — et l’inventrice était trop intelligente pour que ce ne fût pas le cas —, Tezzeret construisait donc un appareil similaire à l’un de ces portails interplanaires qui avaient autrefois engendré désordre et désolation sur Dominaria. Pour autant que Liliana le sache, l’établissement de tels ponts n’était pourtant plus possible depuis que le Multivers avait, disons, changé, pour résumer.

Au vu du vortex d’énergie qui tournoyait autour de la Tour d’Éther, Liliana devina que Tezzeret était néanmoins parvenu à réaliser l’impossible pour ainsi activer un tel portail, ce qui ne laissait décidément présager rien de bon.

Et Gideon, lui qui leur avait rebattu les oreilles de la nécessité impérative qu’il y avait à combattre les menaces interplanaires, refusait à présent qu’on le tuât, alors même que Tezzeret se trouvait à portée de main ! Pire encore, les Sentinelles s’étaient retrouvés inextricablement impliqués dans cette rébellion désordonnée, dont Liliana estimait en outre qu’elle ne les concernait pas. Non qu’elle se sentît investie dans la mission de gendarmes du Multivers des Sentinelles, mais cette révolte sur Kaladesh lui semblait détourner dangereusement ses compagnons de ce qu’elle-même considérait comme le plus important.

« C’est-à-dire moi », murmura-t-elle dans un sourire sardonique.

Elle ordonna au zombie de la suivre, amusée à l’idée que Gideon l’en blâmerait, mais, pour atteindre Tezzeret, il allait lui falloir un garde du corps.

Et je l’atteindrai, je le jure, pensa-t-elle.


Il était heureux que Liliana n’eût guère de chemin à parcourir pour ce faire, car son nouveau compagnon attirait tous les regards ; non, d’ailleurs, que cet intérêt fût pour lui déplaire : les curieux sursautaient d’effroi et reculaient aussitôt, horrifiés, en la montrant du doigt et en s’écartant de sa route.

On croirait qu’ils n’ont jamais vu de nécromancienne…

Elle savait toutefois que cet avantage ne durerait pas : tôt ou tard, des argousins décideraient qu’elle et son zombie menaçaient l’ordre qui leur était si cher et commettraient alors l’erreur de s’interposer entre elle et la Tour. Elle parcourut donc la distance restante aussi vite que possible, jusqu’à une barricade dressée en travers de la rue et gardée par une douzaine de fantassins consulaires qui lui bloquaient le passage. Un vent contre nature, soulevé par le vortex au-dessus d’eux, étouffa les vociférations d’une naine portant le grade de capitaine, mais ses sommations étaient claires : halte, demi-tour !

D’un léger hochement de tête, Liliana expédia le zombie devant elle pour distraire les soldats le temps qu’elle pût se charger d’eux.

Se charger d’eux ? Il lui sembla presque entendre la voix de Jace qui l’interpellait, comme s’il s’adressait télépathiquement à elle. Elle ne doutait pas que, d’un sort un seul, elle fût capable d’aspirer le moindre souffle de vie des militaires et d’ajouter leurs cadavres à son escorte. Aiguillonnée par sa haine envers Tezzeret, elle sentit le mana monter en elle comme un fiel, qui l’échauffait pour l’inévitable combat. Tuer ces soudards lui serait aisé, mais ce n’était étrangement pas là son intention. Peut-être que Jace — elle ne put retenir un frisson — et le général Malaguerre finissent par déteindre sur moi, se dit-elle, mi-amusée, mi-consternée.

Alors qu’elle continuait d’avancer, des lances se dressèrent et un halo bleuté enveloppa les armes à Éther, puis l’un des soldats, au regard plus perçant que les autres, comprit ce qu’était son estafier et lança un délicieux juron, audible malgré le hurlement du vent.

« À toi de jouer », murmura-t-elle en faisant avancer le zombie tandis qu’elle se dirigeait, d’un pas décidé, vers le détachement. Un nimbe d’énergie d’un violet sombre se mit à crépiter autour de ses mains et des étincelles d’électricité statique parcoururent sa jupe.

Soudain, sa magie déferla devant elle en une vague mortifère et frappa les soldats. Elle avait cependant dosé son attaque et libéré juste ce qu’il fallait de mana pour expulser l’air de leurs poumons jusqu’à voiler leur vision et faire flancher leurs genoux, afin de les priver de toute velléité de résistance, mais sans transformer leurs corps en coquilles vides et racornies, le temps pour elle et son zombie d’entrer dans la Tour. Elle en aurait presque souhaité que Jace fût présent pour apprécier ses scrupules et sa réserve.

Le zombie écarta la barricade, et Liliana pénétra dans la Tour.


La modération, pourtant, n’était pas sans présenter un désavantage tactique, car elle privait Liliana de la cohorte de zombies qu’elle aurait pu se constituer. De plus, cette retenue l’obligeait à laisser derrière elle des survivants, contre qui, sa besogne achevée, elle devrait se battre au moment de repartir. Comme il serait simple, au contraire, de serrer un tout petit peu trop fort et d’envoyer ainsi une âme de plus vers le Grand Vide ! Une de plus ou de moins… se dit-elle en refermant une main spectrale et noire sur le cou d’un autre cerbère. Ni Jace ni sire Malappris n’en sauraient jamais rien. Ce serait si facile…

Elle se reprit dans un soupir, laissa retomber sa main et regarda la sentinelle s’écrouler au sol en se tenant la gorge, étranglé, étouffé et incapable de lever le petit doigt pour l’arrêter. En passant devant lui, elle flatta le faîte de son casque de petites tapes amicales.

Elle se retrouva alors au sommet de la Tour, à l’intérieur d’une vaste pièce voûtée, dans laquelle se dressait le gigantesque arceau du portail interplanaire de Tezzeret. L’engin se constituait en réalité de deux anneaux concentriques, disposés dans un cadre vaguement circulaire, fait de volutes, de tubes luminescents et de filigranes qui n’étaient, de prime abord, qu’à vocation décorative. Tezzeret se tenait directement sous le double arceau, de dos et actionnait des manettes. Derrière lui, un vent furieux s’engouffrait par une baie vitrée réduite en miettes, et un crépuscule orangé incendiait le ciel.

Pont planaire
Pont planaire | Illustration par Chase Stone

Elle projeta ses deux mains en avant, les tatouages hérités de son contrat démoniaque brillant d’une lueur presque aussi intense que celle de l’Éther qui parcourait le portail. L’heure n’était plus à la modération. Une bouillonnante nappe de brumes fuligineuses déferla à travers toute la salle en direction de Tezzeret et coalesça en une nouvelle griffe spectrale destinée à lui arracher l’âme des chairs et de l’annihiler.

Au dernier moment, néanmoins, une énorme masse de métal acéré se détacha des débris entassés aux coins de la pièce pour s’interposer entre Tezzeret et la mort qui fondait sur lui. Le sort lancé par Liliana percuta l’agrégat sans le traverser, et, loin de présenter de quelconques dommages, celui-ci prit au contraire une forme vaguement anthropomorphe.

Ce n’est qu’à cet instant que Tezzeret se retourna, sa main de chair et d’os procédant à quelque réglage sur son bras d’étherium. Ni l’arrivée de la nécromancienne, ni son attaque ne semblaient l’avoir émotionné.

« Vess, dit-il d’une voix qui résonna à travers la vaste salle. Est-ce lui qui t’envoie ? Que veut-il donc ? Un rapport d’activité ? »

Illustration par Daarken
Illustration par Daarken

Liliana sourcilla, surprise de cette question narquoise, préparée qu’elle était, au contraire, à une violente contre-attaque. « De qui parles-tu ? » demanda-t-elle.

Tezzeret prit un air sarcastique, avant de rabaisser la manche de sa tunique pour recouvrir la plus grande partie de son bras d’étherium, dissimulant ainsi une étrange lueur qui semblait reproduire la luminosité du tourbillon de son portail. Ce n’est qu’alors qu’il consacra à Liliana toute son attention, l’observant d’un regard interrogateur.

« Non, répondit-elle enfin. Tu as bien vu, dans l’arène, qui m’accompagnait. »

« Ah oui, c’est vrai, la bévue de Baàn. Comment dit-il qu’ils se font appeler, déjà ? Les “Sentinelles”, c’est cela ? demanda-t-il en s’esclaffant. Sont-ils venus pour admirer mon magnifique portail ? » D’un large geste de sa main de métal, il désigna l’arceau autour de lui.

Liliana biaisa discrètement vers la gauche pour s’éloigner de l’amas métallique qui avait sauvé l’artificier et qui avançait à présent d’un pas lourd dans sa direction. « Je pensais plutôt que c’était le portail de Rashmi », insinua-t-elle.

Le visage de Tezzeret se tordit de colère. « Cette idiote ? Elle n’a absolument pas compris à quel point sa découverte était capitale ! »

Dans un sourire, Liliana se souvint que son point faible, c’était sa fatuité et qu’exaspérer son orgueil représentait le meilleur moyen de lui faire perdre son sang-froid. « Je n’en suis pas si sûre », ironisa-t-elle.

« Quoi, penses-tu qu’elle ait pu envisager l’existence des Éternités Aveugles ? La crois-tu réellement capable de comprendre d’elle-même que son invention peut servir à se déplacer d’un plan à un autre ? Si je n’avais pas poussé son petit esprit étriqué dans la bonne direction, elle en serait encore à expédier des vases aux quatre coins de Ghirapur ! » Tout en pérorant, il s’était rapproché d’elle, comme pour la tenir à distance de sa précieuse machine.

Une lueur violette se mit à parcourir les sillons gravés sur la peau de la nécromancienne. « Ne devrais-tu pas savoir qu’il ne faut jamais sous-estimer une femme résolue ? » Et, comme pour le lui prouver, elle profita qu’il eût baissé sa garde pour lui décocher une rafale de lumière noire fulgurante. D’un geste vif, il leva sa main de métal et para ainsi l’attaque en dispersant l’énergie du tir. Elle allait devoir s’approcher.

« C’est de bonne guerre », reconnut-il dans un grognement. De sa démarche traînante, le colosse métallique approcha de sa cible en levant ses deux poings massifs au-dessus de ce qui lui faisait office de tête. De son côté, Tezzeret continuait à deviser comme si de rien n’était : « Et si nous parlions de tes nouveaux amis ? Ont-ils la moindre idée de la situation dans laquelle ils se sont laissés entraîner ? »

Une cascade de métal s’abattit alors sur le sol, frappant le mort-vivant de Liliana, mais épargnant la nécromancienne. Son garde du corps tituba vers le tas de ferraille ambulant pendant que Tezzeret en profitait pour avancer.

« Bien sûr que non », répondit-elle. Malgré tous leurs atermoiements et la méfiance manifeste dont ils faisaient preuve, les autres Sentinelles l’avaient accueillie dans leurs rangs. Paradoxalement, d’ailleurs, c’était celui qui aurait eu le plus légitimement cause à se défier d’elle, à savoir Jace, qui les avait incités à lui faire confiance.

« Et tu les as tous embobelinés, bien sûr », suggéra Tezzeret.

Se contentant de sourire, Liliana pointa un index nitescent dans sa direction et lui lança un nouveau flux d’énergie débilitante.

Tezzeret fit un geste de sa prothèse, et une salve de dards métalliques traversa l’air pour intercepter l’attaque. « Y compris Beleren ? demanda-t-il. J’ai peine à croire qu’il ait oublié ce que tu lui as fait. »

Liliana se rembrunit et lança : « Jace et moi… » avant de s’interrompre, préférant achever en agrippant les franges de son âme pour happer son énergie vitale.

L’espace qui les séparait frissonna d’une lueur bleutée, mais sa magie se délita en d’infimes étincelles azurées, qui se dispersèrent. « À moins qu’il n’ait oublié, suggéra le Consul. Sa mémoire paraît si fragile. »

« En tout cas, il ne t’a certainement pas pardonné ce que tu lui as fait subir. » Deux décharges rapides crépitèrent pour ponctuer sa phrase. L’agglomérat métallique esclave de Tezzeret intercepta la première et se libéra du zombie, pendant que le Consul repoussait la seconde de sa main d’étherium, mais au prix d’un effort manifeste.

« Quel dommage qu’il ne t’ait pas accompagnée ! » En disant cela, il écarta les bras et deux volées d’aiguillons métalliques, semblables à ceux dont il avait dardé le zombie, s’élevèrent derrière lui comme des serpents prêts à attaquer. « Quelles retrouvailles c’eût été ! »

Bataille du pont
Bataille du pont | Illustration par Chris Rallis

Il venait de lui offrir une ouverture : une main noire et fantomatique surgit aussitôt de nulle part et lui étreignit la poitrine, le forçant à reculer et à haleter pour reprendre son souffle tandis que ses pointes de métal retombaient au sol. Liliana avait cependant privilégié la célérité aux dépens de l’intensité, aussi son sort ne produisit-il pas l’effet escompté, et Tezzeret, bien que chancelant, resta debout.

C’est néanmoins avec une respiration sifflante et d’une voix éraillée qu’il demanda : « Es-tu certaine que Beleren ne te manipule pas, qu’il ne t’a pas députée ici pour livrer ses batailles et vider ses querelles à sa place ? »

« Je suis ici de mon propre chef. » N’est-ce pas moi qui ai décidé d’accomplir une tâche dont aucun d’eux ne voulait s’acquitter ? pensa-t-elle. Qui oserait me manipuler, moi ?!

« En es-tu bien certaine ? insista Tezzeret, comme s’il avait perçu son questionnement intérieur. Peut-être s’est-il joué de toi en s’immisçant dans tes pensées… »

Pendant ce temps, le zombie de Liliana démantibulait diligemment le monstre de métal, mais c’était Tezzeret qu’il fallait harceler. « Oh, je t’en prie ! lui répondit-elle. Jace se prend pour un manipulateur de génie, mais, quand il pose son regard sur moi, il se transforme en petit garçon. » Elle regretta toutefois que ses paroles ne fussent pas empreintes de toute la fermeté qu’elle entendait leur donner.

« Il me semble que tu te sois amollie à son contact, ma douce. La nécromancienne que j’ai connue il y a quatre ans aurait déboulé ici à la tête d’une armée entière de zombies, et peut-être alors aurait-elle eu une chance de survivre à ce tête-à-tête. » Tezzeret tendit alors la main vers une pile de matériaux de construction, et quelque chose y prit vie.

L’effort qu’il avait dû fournir pour lancer son sort le fit grimacer, et Liliana sauta sur l’occasion. Elle sentit le sang couler dans les scissures de sa chair alors même qu’elle n’invoquait qu’une fraction de la puissance du Voile de Chaîne. « Tu te méprends », grogna-t-elle en générant une nouvelle vague d’énergie noire, qui s’écrasa sur Tezzeret puis repartit dans l’autre sens, lui ravissant une part de sa force vitale. Elle ouvrit les bras pour s’en saisir, absorbant en elle cette parcelle d’âme et de vitalité. Tezzeret tomba à genoux, les mains à sa gorge. Le zombie se précipita alors sur lui, pour le griffer et le mordre.

La nécromancienne fit danser ses doigts pour resserrer sa prise magique sur la vie de l’artificier, la ramenant à elle comme un pêcheur ferrant un poisson qui se débat au bout de sa ligne. Elle n’aurait pu le nier : elle exultait.

Liliana perçut soudain un puissant ronflement, juste avant qu’un mécanoptère aux allures de rapace ne lui laboure le front, la projetant à terre. Elle entendit Tezzeret tenter de retrouver son souffle et tourna le regard vers lui juste à temps pour le voir repousser le zombie et se redresser péniblement, le regard brûlant de haine. Deux mécanoptères vinrent se positionner au-dessus de ses épaules.

« Pour quelle raison nous affrontons-nous, Vess ? demanda-t-il entre deux inspirations laborieuses, tandis qu’elle se relevait. Est-ce ton béguin pour Beleren qui te pousse à jouer les héroïnes de roman ? »

Elle serra les dents, ravalant sa fureur. « Je t’assure que ma relation avec Jace ne procède d’aucune inclination amoureuse », lui jeta-t-elle. Sa respiration à elle aussi s’accélérait, mais l’énergie qu’elle lui avait ponctionnée l’envahit. « Et comment me qualifier d’“héroïne” quand on voit la magie qui est la mienne ? » Le zombie plongea à nouveau sur l’artificier.

Dans un large geste circulaire, l’énorme griffe de métal de Tezzeret trancha dans la chair putréfiée de son agresseur, libérant pestilence et viscères. « Tu affirmes donc que ce n’est pas lui qui t’envoie ? »

« Jace ? Bien sûr que… »

« Je ne parle pas de Beleren. »

Durant un long instant, ils se firent face en silence.

« Oh ! s’exclama Liliana. Oh… Tu es ici pour le compte de Bolas ! »

Un ricanement méprisant déforma le visage de l’artificier. « Tu viens enfin de le comprendre », railla-t-il.

Tout s’explique ! Au fond d’elle-même, elle s’en était doutée, mais avait refusé d’y croire. Rien n’indiquait toutefois encore comment il avait survécu et pourquoi son esprit semblait intact. Et la situation est bien pire qu’à notre dernière entrevue, s’avoua-t-elle en esquivant un piqué des mécanoptères.

« C’est donc lui qui te manipule comme un fantoche ! » lui lança-t-elle. Comme s’il envisageait quiconque autrement que comme une pantin ?

Tezzeret gronda de colère. « Je me contente de payer une dette, que j’ai d’ailleurs contractée par la faute de ton galant. » Si Jace n’avait jamais été qu’un pion dans la partie qu’ils se disputaient autrefois, les sévices qu’il avait fait subir à Tezzeret n’étaient néanmoins pas de ceux qui s’oublient aisément.

« Et après ? » demanda-t-elle.

Tezzeret se contenta de hausser les épaules, mais la nécromancienne discerna dans son regard cette outrecuidance goguenarde qu’elle connaissait si bien et ne put retenir un éclat de rire. « Ne me dis pas que tu envisages de renverser la situation à ton avantage face à Nicol Bolas ? Je ne te savais pas aussi stupide ! »

« Quand bien même j’y songerais, tu serais la dernière personne à qui je m’en ouvrirais. Immanquablement, Bolas finira par mettre ton esprit à nu et le lira comme un livre. »

Voilà qui n’était pas une perspective bien réjouissante ! Elle lui répondit par une rafale d’énergie nécrosante, assez puissante pour pourrir ses chairs jusqu’à les faire tomber de ses os, tarir son âme et ne laisser de lui qu’une carcasse dessiquée — pourvu, toutefois, qu’elle parvînt à forcer ses défenses. Hélas, une autre grêle de pointes métalliques intercepta certains de ces tirs. Les contresorts de Tezzeret en annulèrent d’autres, puis une décharge de Liliana se perdit loin de sa cible quand l’un de ses mécanoptères la heurta en plein ventre, lui coupant le souffle. Malgré tout, Tezzeret s’écroula à genoux, tentant de remplir ses poumons, et ce qui restait du zombie réussit à le maintenir contre terre.

Le sang s’épanchait sur la peau de Liliana, pas d’une blessure qu’il lui aurait infligée, mais de l’effort nécessaire pour lancer des sorts. C’était le tribut à payer au Voile de Chaîne. D’un pas un rien chancelant, elle s’approcha de lui.

Elle leva le pied pour lui placer le talon de sa botte sur la gorge, juste au-dessus de la clavicule. « Et après ? répéta-t-elle. Si tout ceci est pour lui, qu’a-t-il l’intention d’en faire ? »

Tezzeret, le souffle court, la regardait fixement avec, sur son visage si pâle, autant de colère que de crainte.

« Une entreprise de transports transplanaires, peut-être ? Ou bien s’en prendre de nouveau au Consortium Infini ? » Bien entendu, elle savait qu’aucune de ces hypothèses ne tenait debout, les objectifs de Bola n’ayant jamais été aussi mesquins. Sur Ravnica, déjà, elle en avait conscience, lorsqu’elle l’aidait à les atteindre.

« Tu devrais peut-être lui demander », parvint à coasser le Consul.

La bouche de la nécromancienne s’élargit en un sourire. « Pourquoi donc, puisque que je te tiens ? »

« Allons, tu n’ignores pas qu’il ne divulgue jamais que le strict nécessaire. Il ne m’a donc pas confié la totalité de ses projets. »

« Dans ce cas, dis-moi simplement où le trouver. »

« Tu t’imagines donc pouvoir te revancher de lui ? Dans ce cas, peut-être es-tu aussi stupide que je l’imaginais. »

« Qui te parle de l’affronter ? demanda Liliana. Dis-moi où il se trouve. »

« Je ne crois pas qu’il apprécierait. »

Liliana appuya davantage sur son talon, lui arrachant un toussement.

« Ce dont je suis certaine, en revanche, c’est de ne pas apprécier ta réticence à me répondre. »

Tezzeret s’étrangla, et il n’était visiblement plus en mesure de parler. Elle relâcha alors quelque peu sa prise, juste assez pour lui permettre de respirer. « Parle ! » ordonna-t-elle.

« Tu devrais le savoir, puisque tu y as déjà séjourné. »

Elle fronça les sourcils, réfléchissant à tous les plans qu’elle avait visités. « Lequel ? »

Tezzeret tenta de tousser mais ne parvint pas à expulser d’air de ses bronches. Il essaya alors en vain d’émettre quelques sons. « R… Ra… »

Dans un soupir impatient, elle retira son pied, se mettant immédiatement en quête d’une autre partie vulnérable de son corps métallique où planter son talon.

« Razaketh », râla-t-il.

L’effroi qui saisit alors Liliana lui sembla galvaniser chacune des fibres de son être. Il existait encore deux démons qui, en vertu du contrat gravé sur sa peau, avaient toujours ascendant sur elle. Grâce au Voile de Chaîne, elle s’était affranchie assez facilement — et radicalement — de Kothophed et Griselbrand, mais le recours au Voile avait un prix, comme en témoignait le sang qui continuait de goutter de sa peau pour s’écraser sur le visage et le torse de Tezzeret. Or Razaketh était encore plus puissant que les deux autres.

Dans un avenir dont la date restait à définir, elle avait certes prévu d’emmener Jace et ses précieux Sentinelles affronter Razaketh. Toutefois, elle avait espéré d’ici-là avoir le temps de mieux les comprendre, de découvrir de quoi ils étaient capables, de s’assurer qu’elle saurait exactement quelles ficelles tirer pour leur faire accomplir ce qu’elle attendait d’eux, avant de les conduire sur…

« Amonkhet, dit-elle à voix haute. Il est sur Amonkhet. »

Tezzeret déglutit avec difficulté et, de toute évidence, au prix d’une certaine douleur, ce qu’elle savoura.

« C’est la fin, Tezzeret », annonça-t-elle en plaçant ses mains au-dessus de lui, invoquant le mana nécessaire à lancer le sort qui allait lui arracher sa dernière once de vie.

« Crois-tu vraiment ? »

Le regard de Tezzeret fixa soudain un point situé derrière Liliana. Elle plongea au sol, s’attendant à devoir esquiver une nouvelle attaque d’un des mécanoptères. Effectivement, quelque chose fusait vers elle, mais il s’agissait toutefois d’un objet bien plus imposant que ces défenseurs aviformes. Il fonçait en direction de la Tour d’Éther et allait s’y engouffrer par la baie vitrée fracassée.

C’était le prétendu “espoir” des renégats. Les Sentinelles étaient donc parvenus, malgré tout, à forcer le blocus aérien du Consulat pour ainsi propulser l’engin jusqu’à la Tour et déclencher le disrupteur d’Éther. Liliana s’en trouva surprise mais satisfaite.

« Oui, elle est toute proche », répondit-elle, avant de se réfugier derrière un mur dont elle jugea qu’il lui offrirait une protection adéquate, abandonnant Tezzeret aux griffes du zombie. Elle tiqua cependant quand, s’accroupissant derrière la paroi, elle entraperçut une touffe de cheveux roux à la pointe de l’énorme mécanoptère. Chandra ? Qu’est-ce que… ?

« Nous verrons bien », déclara Tezzeret, puis…

Puis il n’y eut plus que le feu.


Le poing de Chandra était comme une étoile en train de naître, dont Gideon percevait la chaleur sur sa peau malgré le halo doré qui l’enveloppait et qui aurait dû l’en protéger. Serrant la jeune femme contre lui, il sentait chacun de ses muscles trembler sous l’effort qu’elle fournissait pour créer, mais aussi maîtriser cet embrasement.

« Nous y sommes presque », annonça-t-il. L’éclat flavescent qui baignait la totalité de son corps, cette force magique qui l’avait préservé d’un nombre incalculable de plaies et de bosses, allait-il suffire, cette fois ?

La pyromancienne hocha la tête, et la fournaise s’intensifia encore.

Illustration par Chris Rallis
Illustration par Chris Rallis

« Chandra ? » appela-t-il.

Elle ne répondit pas. Peut-être n’avait-elle pas entendu, à moins qu’elle ne fût trop concentrée sur le petit soleil qu’elle tenait au creux de la main.

« Je suis content que tu sois là, reconnut-il. Je me réjouis que tu aies quitté Regatha. Les Sentinelles, toute cette histoire… Je suis… »

« Gid, l’interrompit-elle, les mâchoires serrées. Je… Je ne vais pas pouvoir tenir très longtemps. »

Il la serra encore plus fort. L’impact était désormais imminent. Le halo doré les enveloppait tous les deux ; leur tactique fonctionnait, mais la chaleur…

« Je te tiens, murmura-t-il. Tu ne risques rien. »

« Je sais », répondit Chandra. Elle posa alors son autre main sur le bras de Gideon, et ce geste le rassura.


Lumière blanche aveuglante, subite éruption d’air bouillant, pierres pulvérisées et nuages de poussière. Destruction. Hurlements. Douleur, bien trop de douleur !

Quand sa vision s’éclaircit, Liliana constata qu’elle se trouvait à moitié enterrée sous les décombres de l’atelier, au milieu d’un monceau de gravas et de débris métalliques, le mur derrière lequel elle s’était réfugiée s’étant en grande partie effondré. Une imposante colonne de fumée s’élevait de l’endroit où s’était dressé le portail de Tezzeret. Aucun zombie ne se manifestant en réponse à son appel mental, elle décida de s’extirper seule des éboulis. Elle était couverte de sang et se sentait quelque peu étourdie, davantage à cause du Voile de Chaîne que de ses écorchures.

À chaque moellon qu’elle soulevait pour se dégager, elle lançait un juron inédit. Elle rageait de ne pas avoir tué Tezzeret quand elle en avait eu l’occasion et, si elle avait réussi à survivre à cette explosion, c’était sans doute également son cas, à lui aussi. Il allait s’enfuir pour se réfugier dans le giron de Bolas, ou bien la traquer, en profitant de sa faiblesse présente pour la tuer.

Et cette bécasse de Chandra qui n’a rien trouvé de mieux que de se suicider ! Ce n’était pas ce que j’avais prévu. « Quel gâchis ! se dit-elle à haute voix. Sont-ils seulement capables de réussir quoi que ce soit sans mon aide ? »

Libérée des gravats, elle se dirigea péniblement vers les vestiges du portail de Tezzeret : s’il restait le moindre espoir de les retrouver vivants, lui ou Chandra, c’était là. Elle s’arrêta plusieurs fois pour repousser sur le côté un tas de plâtras ou un enchevêtrement métallique, espérant contre toute attente y découvrir quelqu’un.

« Je me verrais parfaitement laisser un cadavre déplacer tout ce fatras à ma place. » Quelqu’un qui m’obéirait sans poser de questions, qui serait totalement sous mon emprise. Tout est tellement plus simple ainsi.

Les paroles de Tezzeret lui revinrent : « Tu les as tous embobelinés. » Oui, voilà ce que j’avais prévu ! songea-t-elle. Sauf que rien ne se déroule selon mes plans.

De fait, elle n’était venue sur Kaladesh que pour juger si Chandra pouvait lui être utile. Morte, elle ne me servira à rien. Enfin… pas à grand-chose.

Pour tuer le reste de ses démons sans y laisser elle-même la vie, pour être enfin libre, il lui fallait bien davantage que des zombies ; elle avait besoin d’alliés redoutables, et elle en avait trouvé, mais tout n’était pas si facile !

Elle entendit une toux puis, à travers le nuage de poussière et de fumée qui s’élevait du portail détruit, elle devina une mèche d’un roux flamboyant et remarqua un reflet sur une paire de lunettes en cuivre. Elle était vivante !

Liliana pressa le pas, se tordant même la cheville mais, ignorant la douleur, parvint à rejoindre la pyromancienne.

« Chandra ! s’exclama-t-elle sur un ton de reproche. Par les neuf enfers, qu’est-ce que tu… ? »

L’intéressée aidait Gideon à se relever. Largement plus grand qu’elle, il lui retira une rognure de filigrane nichée dans ses cheveux. À les voir, on aurait pu croire… Oui, effectivement, qu’un immeuble leur était tombé dessus, et Liliana se doutait bien qu’elle-même ne devait guère avoir l’air plus reluisant.

« Malabar ! » bredouilla-t-elle, pantoise.

Chandra évitait Gideon des yeux mais sourit en découvrant la nécromancienne. Le mage suivit le regard de la jeune femme.

« Liliana ! » s’exclama-t-il. Il s’avança en levant la main, puis se ravisa et décida de ne pas lui taper l’épaule de son énorme pogne. Il préféra s’en servir pour se gratter l’une de ses rouflaquettes d’un air un brin embarrassé. « L’as-tu, euh… L’as-tu trouvé ? »

Liliana se renfrogna : « Soit il est enterré sous ces décombres, soit il a détalé la queue basse pour retrouver son maître. »

Pendant un long moment, les trois Planeswalkers observèrent en silence le spectacle de désolation qui les entourait.

« Où est Jace ? finit par interroger la nécromancienne. Il faut vraiment que je lui parle. »


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