Histoire précédente : Malvenu

Mystérieux et insondable, le lac Zhava se situe sur les hautes terres de Néphalie, près de la frontière gavonienne. Les villageois qui vivent sur sa rive et pêchent dans ses eaux parlent depuis longtemps du monstre qui hante ses profondeurs, mais, malgré leurs suppliques, l’église d’Avacyn n’a envoyé ni cathare ni ange pour les protéger. Tandis que la psychose continue de se répandre sur Innistrad, comment affronteront-ils les horreurs qui hantent le lac ?


Mia ne croyait pas à toutes ces vieilles histoires d’épouvante.

Ce n’était pas qu’elle doutait de l’existence des monstres, bien au contraire. Elle croyait en effet en de nombreux mystères même trop horribles à imaginer par la plupart des adultes : les esprits qui hantent les vivants ; les corps réanimés, rapiécés par des déments ; les loups-garous, sauvages et affamés ; les vampires qui ne considèrent les villages que comme du sang sur pied. Elle croyait à toutes ces entités dont on ne disait pourtant mot parce que c’était prohibé, comme si nier leur existence les rendait moins réelles.

Non, il y avait décidément trop de monstruosités et d’horreurs dont les anciens du village craignaient de parler pour qu’elle prête attention à des ragots confus et hystériques.

Wilbur, en revanche, avait une opinion tout à fait opposée.

« Il existe vraiment, insista-t-il, frappant l’herbe du poing. Véryl dit qu’il l’a vu — rien qu’un instant, certes, mais il était aussi large que son bateau. »

Mia leva les yeux au ciel. « Véryl prétend aussi avoir embrassé un ange, ironisa-t-elle. Depuis combien de temps entend-on parler du Gitrog ? Et combien de personnes crédibles l’ont vu ? Ne sommes-nous pas trop vieux pour croire à ces balivernes ? »

Wilbur se leva, secouant la tête. « Ce ne sont pas des histoires. Tu n’es pas tous les jours sur le lac, Mia. Tu ne vois pas ce que j’y vois, surtout ces derniers temps : la brume surnaturelle, le froid étrange. Il n’y a pas que des poissons dans ces eaux, je te le dis. »

« C’est un avis d’expert ? Alors qu’à quinze ans, tu n’as pas encore le droit d’aller pêcher tout seul ? »

Le garçon rougit. « Ça n’a rien à voir, Mia ! Je suis sérieux, et toi tu te comportes comme une idiote. »

Mia haussa les épaules et prit la direction de son troupeau. Quelques moutons s’étaient aventurés un peu trop loin à son goût. « Avoir peur de l’obscurité ne sert à rien, Wil. C’est ce que qui s’y cache qu’il faut craindre. »

Wilbur se renfrogna. « C’est encore ce que prétend ton héros de père ? » La jeune fille refusa de lui répondre, et le garçon poursuivit : « Le célèbre tueur qui sillonne la région pour le compte des Skiltfolk, mais qui est trop occupé pour se charger des monstres chez lui ? »

« Trop occupé pour faire attention aux délires hystériques de villageois à l’esprit étriqué, tu veux dire ! rétorqua Mia, brandissant sa houlette. Regarde autour de toi, Wilbur. Rien de tout cela n'a d’importance : ce village est dérisoire et nous sommes insignifiants. Ce stupide petit hameau n’est même pas suffisamment remarquable pour être hanté par de vrais monstres ! Nous ne sommes qu’un bourg de montagne sans nom, perdu au milieu de nulle part, qui s’achemine doucement vers la folie parce que ses habitants ont l’imagination trop fertile. »

Illustration par Andreas Rocha

Elle se tourna vers son troupeau et soupira. Un mouton s’était écarté loin du groupe. La petite clochette qu’il portait au cou tinta alors qu’il continuait d’escalader la pente. Elle partit à sa poursuite.

« C’est ce que ton père t’a dit quand il t’a abandonnée ? Que tu n’étais pas importante ? »

La bergère s’arrêta net et foudroya son ami du regard. Wilbur s’empourpra, donnant l’impression de vouloir ravaler les paroles qui venaient de lui échapper. Mia le fusilla du regard.

« Tu ne le penses pas vraiment. »

« Peut-être que si… »

« Tu sais aussi bien que moi que je pourrais te mettre une raclée. Tu ne le penses pas ! »

Sans attendre de réponse, elle partit au pas de course en faisant tournoyer son bâton au-dessus de sa tête. Après une course rapide, quelques ordres brefs et un mouton têtu ramené dans le droit chemin, elle se mit à conduire une bonne partie du troupeau en direction du champ.

Elle se retourna pour voir si Wilbur était rentré chez lui. À sa grande surprise, il était toujours là, l’air perdu et hébété.

« Je n’étais pas sérieux ! » cria-t-il de l’autre bout du champ. Mia soupira et un sourire s’épanouit sur son visage.

« Je le sais bien. » Elle siffla pour rassembler son troupeau sur le chemin du village. Wilbur se précipita pour la rattraper.

« Et ce n’est pas parce que tu pourrais me flanquer une raclée. Bien sûr que tu en serais capable, mais ce n’est pas la raison », annonça-t-il en arrivant à son niveau. La jeune fille éclata de rire.

« Je sais, Wil. C’est bien pour cela que je t’apprécie. »

Les deux amis marchèrent dans un silence ponctué seulement par quelques bêlements.


Dans la même semaine, par un matin gris et froid, Mia découvrit qu’une partie de l’enclos de sa bergerie était brisée. Un mouton avait disparu. Elle passa la matinée à le chercher, mais en vain. L’animal turbulent s’était probablement échappé, comme cela arrivait parfois, et avait fini dévoré par les loups dans les bois. Elle maudit sa malchance et répara la barrière, l’incident déjà presque oublié.


Mia traversait la place, remarquant les étalages vides. Le marché du village n’avait jamais été très florissant, mais les piètres récoltes de la saison précédente et le nombre déclinant de caravanes à traverser la montagne en cette saison ne faisaient qu’aggraver la situation. Même l’éventaire de poissons lui parut dérisoire, les plus belles pièces se limitant à un sac de morue peu appétissante.

« Mauvaise semaine, Lehren ? » demanda-t-elle au vieux pêcheur.

Celui-ci hocha la tête en soupirant. « Je ne suis pas beaucoup allé pêcher. Le brouillard est plus épais que d’habitude, c’est trop dangereux. »

« C’est bien vrai, opina quelqu’un d’autre, et pas seulement à cause du temps. Les pêcheurs les plus prudents ne s’aventurent plus sur le lac. »

Illustration par John Stanko

Mia lui lança un regard sardonique. « Si tous les pêcheurs étaient aussi timorés que toi, Véryl, ils seraient déjà morts de faim. »

« Tout le monde sait que le Gitrog est revenu ! insista Véryl sur un ton dédaigneux. Seul un inconscient irait pêcher sur le lac. »

« Je n’ai jamais rencontré de pêcheur qui ait aussi peur du lac que toi ou qui soit si enclin à accuser des monstres imaginaires pour justifier son incompétence. » Mia choisit la plus grosse morue de l’étal de Lehren et s’assura qu’on voie bien qu’elle payait plus cher que le prix demandé.

« Fais attention à ce que tu dis, ma fille », gronda une voix de bourrue.

Mia se retourna, surprise. Kalim, qui dépassait d’une tête le reste des marchands, la toisait de cet air réprobateur qui ne le quittait jamais. Sourcils épais, barbe noire, poitrine et bras musclés à force de hisser des filets, la seule chose chez lui qui paraisse chétive était le fin couteau de pêche incurvé qu’il portait à la ceinture.

« Le Gitrog est bien réel. La fille d’un tueur devrait mieux que quiconque savoir qu’il n’y a pas à douter de l’existence des monstres. »

Plusieurs personnes, commerçants et clients mêlés, prêtaient à présent l’oreille ou leur jetaient des regards furtifs. Mia serra les dents.

« La fille d’un tueur sait au contraire qu’il faut d’abord écarter toutes les autres possibilités avant de crier “au monstre !” comme un enfant apeuré », lança-t-elle.

Véryl vint se placer derrière Kalim, ses cheveux blonds graisseux sur les yeux. « Des mots bien durs de la part d’une bergère ! Comme si c’était toi la tueuse de monstres. »

« Je suis bien davantage tueuse que tu ne seras jamais pêcheur, Véryl. » Elle aurait voulu lui arracher cet air suffisant — et par la même occasion lui faire sauter quelques dents —, mais elle n’était pas assez sotte pour frapper Véryl en présence de Kalim. Elle préféra se tourner vers ce dernier.

« Vous n’allez pas me dire que vous, vous croyez Véryl quand il raconte avoir vu le le Gitrog, Doyen Kalim ? »

« J’y crois, parce que je l’ai vu, moi aussi. »

Le silence s’abattit sur la place du marché. Le visage de Mia se défit. Véryl allait parler, mais le doyen lui posa une main sur la poitrine pour le faire taire, avant de s’adresser à la foule. « Les doyens se sont réunis hier soir, et nous avons décidé que la pêche sur le lac serait suspendue jusqu’à nouvel ordre. Nous afficherons l’avis sur la place, cet après-midi. » Il leva la main pour faire taire les protestations. « La sécurité du village avant tout ! Je… j’ai également écrit à l’Église d’Avacyn pour lui demander de l’aide. » Son regard se posa à nouveau sur Mia. « Tu devrais peut-être aussi écrire à ton père. »

Le silence retomba sur la foule. Le pouls de Mia s’accéléra. Elle fixa le doyen droit dans les yeux. Sous son apparence calme et autoritaire, elle vit au fond de ses yeux d’ordinaire résolus une profonde terreur. Elle déglutit, l’angoisse lui serrant soudain la gorge.

« Père, j’ai fini par trouver de la coriandre ! » Wilbur arriva en courant. Un sourire benêt aux lèvres, il brandissait les herbes dans sa main, puis il trébucha et s’étala de tout son long sur les pavés. Mia laissa échapper un rire nerveux, réalisant soudain qu’elle avait retenu sa respiration. Autour d’elle, les badauds se dispersèrent pour reprendre leurs activités, certains se moquant de Wilbur, d’autres murmurant entre eux, toute tension à présent dissipée.

Kalim prit la coriandre des mains de son fils et lui ébouriffa les cheveux. Tout honteux, Wilbur regarda autour de lui jusqu’à croiser le regard de son amie. Son embarras céda la place à un air sérieux et il plissa le front. Tout va bien ? articula-t-il silencieusement.

Mia cligna des yeux, surprise. Elle voulut répondre, mais Wilbur s’était déjà tourné vers Kalim. Le père et le fils s’éloignèrent en bavardant. Elle resta seule, assaillie par un tourbillon d’émotions et de questions.


« Il t’a demandé d’écrire à ton père ? » s’exclama Wilbur, incrédule. Mia acquiesça sans cesser de remuer le ragoût. « Mais… il déteste ton père ! »

« Crois-moi, je ne l’ai pas oublié. »

La jeune fille goûta le brouet, puis tendit la cuiller au garçon. Il goûta à son tour, fit une grimace et jeta une pincée de sel dans la marmite.

Les deux amis étaient chez Mia, autour de l’âtre minuscule. Les flammes vacillantes projetaient un halo chaleureux dans la pièce. L’odeur de la fumée de bois se mélangeait au doux parfum du ragoût de mouton. Mia retira doucement la marmite du feu et la posa sur la table. Wilbur sortit une miche de pain frais de son sac. La bergère se laissa tomber sur une chaise et sortit un couteau de sa ceinture pour trancher le pain. Le garçon fronça les sourcils. « J’espère que tu l’as nettoyé depuis que tu t’en es servi pour couper de la corde, ce matin à la bergerie. Ou depuis que tu as coupé la viande pour préparer le repas. Ou au moins depuis que tu t’es coupé les cheveux, il y a trois mois. »

Mia se renfrogna. « C’est mon couteau préféré. Il est multifonction. »

Wilbur haussa les épaules, prit des écuelles sur une étagère et servit de généreuses portions. « Est-ce que tu sais au moins comment le contacter ? » Mia le regarda sans comprendre. « Ton père, je veux dire. »

« Je sais dans quelle caserne des Skiltfolk de Drunaü il est cantonné », répondit-elle en rangeant son couteau. Elle trempa son pain dans le ragoût et y mordit à pleine dents, heureuse encore une fois que l’aide de son ami rende sa cuisine à ce point plus goûteuse.

« Est-ce qu’il t’a déjà répondu ? » Wilbur ne prêtait plus attention à son écuelle fumante mais l’observait.

« Je ne lui ai jamais écrit. »

« Mais comment… ? »

« Je ne voulais pas l’ennuyer avec des fadaises. » Elle avala une autre cuillerée et lui désigna son écuelle. Wilbur grommela, puis se remit à son repas.

« Et tu vas lui écrire ? »

Mia continua de manger, essayant de ne pas grincer des dents. Le garçon parut ne pas le remarquer.

« Tu crois qu’il viendrait ? Avec des renforts ? Je veux dire… Je ne crois pas qu’il pourrait se mesurer seul au Gitrog… »

« Je n’en sais rien ! le coupa Mia en frappant un grand coup sur la table. Je ne sais même pas si je vais lui écrire. »

« Mais, c’est bien son métier, non ? Il tue les monstres ? »

Garde de minuit | Illustration par Jason A. Engle

La jeune fille se redressa et leva les bras au ciel, excédée. « Nous ne savons même pas s’il y a effectivement un monstre ! »

Wilbur fixa Mia la bouche ouverte, sidéré. « Tu veux dire que tu n’y crois toujours pas ? »

« Non, je n’en ai toujours pas la certitude. Nous n’avons que des témoignages discutables… »

Wilbur se leva brusquement.

« Mon père l’a vu ! Véryl aussi ! Mia, je ne comprends pas pourquoi tu refuses… »

« Véryl est un idiot. Quant à ton père, eh bien… c’est ton père. » La jeune fille le fixa droit dans les yeux. Tous deux étaient debout, crispés, le visage empourpré. Malgré la tension ambiante, Mia remarqua que Wilbur et elle avaient la même taille. Or, l’été dernier, elle faisait une main de plus que lui.

« Mon père est quoi, Mia ? »

« Un doyen. C’est son rôle d’être prudent », expliqua-t-elle, préférant ne pas jeter de l’huile sur le feu.

« Il dit qu’il l’a vu. Ce n’est pas se montrer précautionneux que de l’affirmer. Il l’a vu. »

« Ou peut-être que non. » Mia se rassit et se mit à manger la portion de son ami.

« Tu traites mon père de menteur ? » La peine qu’elle entendit dans la voix de Wilbur la toucha davantage que ses cris de colère quelques instants plus tôt.

« Les gens commettent des erreurs, ils imaginent des silhouettes dans la brume. Ça n’a rien de nouveau. Un tueur doit savoir distinguer… »

Le garçon s’insurgea : « Arrête de parler de la sorte, Mia ! Tu n’es pas une tueuse ! »

« Et toi, tu n’es pas encore pêcheur ! » Les yeux de la jeune fille étincelèrent de colère.

Wilbur bouda encore quelques instants, puis son visage se radoucit et il soupira.

« Personne ne l’est plus… Pêcheur, je veux dire : Plus de pêche jusqu’à ce que l’Église nous envoie de l’aide. » L’adolescent prit l’assiette vide de son amie et se resservit du ragoût. Mia plissa le front. Cet idiot ne peut même pas rester en colère assez longtemps pour se battre vraiment, pensa-t-elle. Elle engloutit une nouvelle cuillerée tandis que Wilbur se rasseyait en face d’elle.

Chacun dans ses pensées, ils mangèrent pendant quelques minutes en silence.

« Il n’y a pas que des témoignages douteux. »

Mia leva le nez de son écuelle, sa curiosité éveillée. Wilbur continua de fixer le brouet fumant. « Des bateaux détruits, des dégâts dans le village et, récemment, du bétail qui a disparu. Papa dit qu’on a de la chance que personne n’ait été blessé. »

La bergère se mit à réfléchir : le mouton qui avait disparu…

Le garçon leva les yeux de son assiette. « Je t’en prie, Mia, tu dois y croire, ou au moins faire semblant ! Fais… fais attention à toi ! Je… je ne voudrais pas qu’il t’arrive malheur. »

Elle hésitait à répondre. Wilbur la regardait avec la même intensité qu’au marché, avec une étrange gravité pour qui le connaissait bien et qui lui donnait l’air plus âgé. Elle en ressentit une émotion qu’elle ne parvenait pas à définir, alors elle détourna les yeux.

« Tu as raison, soupira-t-elle. Attention, je ne me prétends pas convaincue pour autant, s’empressa-t-elle d’ajouter en remarquant son excitation, mais les raisons de douter ne me manquent pas. C’est vrai, la possibilité existe, et, quand l’invraisemblable devient envisageable, il faut être vigilant. Non seulement vigilant, mais aussi diligent. Ainsi, quand on est de garde, aucun bruit n’est anodin et aucune ombre n’est à négliger. »

« Pourquoi parles-tu toujours comme si tu récitais des extraits d’un manuel de tueur ? » Wilbur posa son menton sur sa main et haussa un sourcil, un sourire malicieux aux lèvres.

« Je ne suis peut-être pas encore une tueuse, mais j’aurai quinze ans dans à peine deux mois. » Mia se rendit jusqu’à l’armoire et se mit à y farfouiller, moins pour y prendre un objet que pour éviter ainsi le regard benêt de son ami, ce regard niais et pourtant si charmant.

« Tu veux rejoindre les Skiltfolk ? »

La jeune fille poussa de côté de vieux parchemins et des livres. « Je vais essayer. Je n’ai pas l’intention de garder des moutons toute ma vie ! » Elle rapporta un petit coffre qu’elle posa sur la table. De facture très simple, celui-ci avait néanmoins l’air solide : panneaux de chêne, renforts de fer, une grosse serrure. Mia attrapa le lacet de cuir qu’elle portait autour du cou, sous sa chemise, sortit la clé qui y pendait et déverrouilla le coffre.

Les yeux ronds, Wilbur poussa une exclamation de surprise et de plaisir mêlés : son amie exhibait devant lui une petite arbalète décorée de motifs d’argent. La qualité de l’arme était évidente, même à la lueur de l’âtre. Celle-ci s’ornait en effet de saintes runes, gravées des deux côtés de son arbrier et, malgré sa finesse et sa légèreté, Mia sentit sa puissance quand, d’une main experte, elle en tendit la corde. Elle visa, pointant l’arme vers la fenêtre du devant de la maison, son doigt caressant la gâchette. Un claquement sec se propagea le long de la corde, accompagné d’une nuée de poussière, qui s’éparpilla dans la lumière vacillante.

« Elle appartient à ton père ? »

« Non, elle est à moi, répondit la jeune fille avec un sourire mutin. Tu ne crois quand même pas qu’Olgard, célèbre porte-bouclier des Skiltfolk, accepterait que sa propre fille ne sache pas se défendre ? »

« Oh, je sais bien que tu es capable de te débrouiller, mais j’ignorais que tu savais tirer. » Wilbur se pencha en arrière, admirant l’arme. Pourquoi la gardes-tu dans un coffre ? »

« Les armes exacerbent dangereusement les tensions ou en font naître. » Mia retira les carreaux de leur carquois et les compta. « On ne fourbit des armes que si c’est indispensable et on ne les dégaine que s’il le faut absolument. »

Wilbur hocha la tête en souriant. « Je crois que, très bientôt, plus personne ne pourra nier que tu es véritablement une tueuse. »

« Je l’espère bien. » Mia saisit l’arbalète et le carquois, puis se rendit dans la petite pièce à l’arrière de la chaumine, pour les poser près de son lit. Lorsqu’elle revint, le garçon avait déjà rangé les écuelles et lui sourit.

« Merci, Mia, même si tu ne fais cela que pour moi. »

« Oh, je ne fais pas cela pour toi. » La jeune fille sourit à son tour, sans prêter attention à son cœur, qui battait un peu plus vite.

Wilbur se leva. « Tu verras. L’Église va nous envoyer de l’aide ou bien, si tu te décides à lui écrire, peut-être ton père reviendra-t-il. En attendant, nous ferons tout notre possible pour repousser le Gitrog. »

« S’il existe », ajouta-t-elle, sans pouvoir se retenir. Le garçon fit mine de n’avoir pas entendu.

« Je sais que mon père fera tout ce qu’il pourra pour assurer notre sécurité. »

Wilbur prit alors à nouveau son air grave.

« Et moi aussi. »

Mia s’approcha de lui, s’arrêtant à quelques centimètres à peine,

puis elle posa sa paume sur le visage du jeune homme et poussa légèrement.

Wilbur éclata de rire, reculant pour ne pas basculer en arrière. La jeune fille lui lança un regard goguenard.

« Rentre chez toi, Wil ! Tu risques de te faire dévorer par le Gitrog si tu attends la tombée de la nuit. »

Le garçon sourit et lui adressa un petit signe de la main avant de sortir de la maison. Mia le suivit jusqu’à la porte et le regarda s’éloigner.

Oui, c’était le meilleur moyen de réagir quand il prenait cet air niais.


L’ambiance joyeuse de cette soirée ne dura pas. Les jours devinrent des semaines, toujours plus froides et sombres. À l’approche de l’hiver, le brouillard s’étendait de plus en plus loin autour du lac Zhava, pénétrant jusque dans le village, sans laisser le faible soleil le repousser. Les matins les plus froids, il enveloppait même la maison de Mia sur la colline.

La jeune fille gardait son arbalète près de son lit toutes les nuits et s’était remise à s’entraîner au tir.

Pendant tout ce temps, il n’y eut aucune visite d’un envoyé de l’Église. Bientôt, les caravanes cessèrent d’arriver au village à cause de l’hiver, et des groupes de pêcheurs toujours plus nombreux se rassemblaient sur la place du marché en maugréant. Mia céda et écrivit à son père, jetant une douzaine de brouillons avant de lui adresser une missive brève et officielle pour lui demander son aide.

Elle ne reçut aucune réponse. Peu de temps après, l’estafette interrompit ses passages au village et, à peine deux jours plus tard, la rumeur circulait déjà que le Gitrog avait dévoré le pauvre homme, ce simple racontar prenant rapidement des allures de certitude. Mia se dit qu’en réalité, la supposée victime ne souhaitait certainement plus braver le froid et le danger pour livrer son courrier à un petit village isolé et avait certainement préféré passer l’hiver au chaud, à Drunaü.

Cependant, d’autres rumeurs couraient sur le Gitrog et, celles-là, la jeune fille ne se les expliquait pas. Avant les premières chutes de neige, trois autres de ses moutons disparurent successivement. Chaque fois, leur enclos avait été brisé à un endroit différent, comme si quelque chose en éprouvait la résistance. Et, si les moutons disparus s’étaient frayés une ouverture tout seuls, sous le coup d’une peur panique, qu’est-ce qui avait pourtant pu les effrayer à ce point ? À la dernière disparition, elle avait entendu des craquements dans la nuit, mais, le temps de sortir, arbalète en main, elle n’avait trouvé que débris de clôture et brebis bêlantes.

Après cela, elle avait simplement engagé le menuisier du village pour l’aider à renforcer l’enclos, puisant dans l’argent que son père lui avait laissé. Elle détestait dépenser ce qu’elle n’avait pas gagné elle-même, mais elle savait qu’elle avait de la chance de disposer d’un pécule. Les pêcheurs, quant à eux, qui ne pouvaient plus aller sur le lac depuis le début de l’hiver, virent se profiler la disette. Bon nombre d’entre eux et leurs familles ne subsistaient plus que de la générosité de leurs voisins, mais ces derniers aussi voyaient leurs réserves diminuer. Les bagarres à la taverne locale se firent plus fréquentes. Maudire le Gitrog devint monnaie courante. Des villageois en nombre croissant se barricadaient chez eux de plus en plus tôt dans l’après-midi, bloquant portes et fenêtres quand le brouillard, toujours plus épais, pénétrait encore plus loin dans les rues.

Face à cette situation, il sembla que Wilbur avait eu raison lorsqu’il avait promis que son père agirait. Alors que la rigueur de l’hiver s’installait, des hommes, mais aussi des femmes, commencèrent à patrouiller dans le village, certains armés de torches et d’épées, mais, pour la plupart, d’une simple fourche ou d’un fendoir. Ils portaient de lourdes capes au capuchon relevé, pour se protéger du froid, mais aussi en guise d’uniforme. Mia se demandait ce qu’un boulanger armé d’un couteau à pain pourrait faire face au Gitrog. Elle s’interrogea sur cette milice jusqu’à ce qu’un après-midi, elle commette l’erreur de demander des explications à Wilbur.

Fourche aiguisée | Illustration par Winona Nelson

« Ce sont des patrouilles, des paires d’yeux en plus. Tu l’as dit toi-même, Mia : “vigilance et diligence”. Nous veillons, et nous sonnons l’alerte en cas de danger. » Trempé par la pluie, Wilbur paraissait agacé.

« La question est de savoir si c’est vraiment utile. » Mia se demandait pourquoi Wilbur refusait d’ôter son manteau et ses bottes, comme d’ailleurs de s’asseoir ou de sourire.

« J’attends juste de savoir si tu vas me vendre de la laine et je rentre chez moi. »

« Tu ne restes pas dîner ? »

« Il faut bien que quelqu’un protège le village. » Il croisa les bras ; la jeune fille se demanda encore une fois quand il était devenu aussi grand.

« Comment cela, tu te promènes avec ta canne à pêche pour protéger le village ? » Les mots sortirent de sa bouche alors même que son cœur la suppliait de se taire.

« Il y a des choses dont je ne peux pas discuter. Tu ne vois qu’en partie ce que nous faisons pour protéger le village et la population, et tu continues de te moquer de nous. »

Il avait raison, et cette admission meurtrit le cœur de la jeune fille.

« Pourquoi es-tu encore ici, Mia ? »

Celle-ci fixa la ligne sévère de ses lèvres, son front anxieux, son regard froid et inquisiteur. La colère et la tristesse lui taraudaient le ventre ; elle sentit une amertume au fond de la gorge. Wilbur poursuivit : « Pourquoi n’es-tu pas partie au quartier général des Skiltfolk pour passer ton examen, en nous abandonnant comme ton père ? »

« Je ne suis pas mon père. Et je… je n’ai pas encore quinze ans. »

Il éclata de rire, et la gorge de Mia se serra. Jamais elle ne l’avait entendu rire ainsi : sans joie, dédaigneux.

« Tu savais que la neige tomberait avant ton anniversaire. Tu sais que le col est quasi infranchissable une fois enneigé. Si tu voulais vraiment passer le test, tu serais déjà partie. » Ses mots étaient aussi mordants que l’air glacé du dehors. « Tu as peur, peur de n’être qu’un catalogue de règlements appris par cœur. »

Mia saisit le ballot de laine et le lui jeta. « Prends ! Fiche le camp ! »

Wilbur fit mine de prendre sa bourse à sa ceinture, mais Mia le poussa violemment. « J’ai dit dehors ! Tu peux garder l’argent de ton père. Je n’en veux pas ! »

« Tu veux dire que tu n’en a pas besoin. »

Mia se mordit la lèvre. Il savait exactement comment la blesser.

Wilbur fit demi-tour, la laine sous le bras. Il lança la bourse derrière lui en franchissant le seuil. Les pièces s’éparpillèrent sur le sol.


Mia marqua une pause, en sueur malgré le froid. C’était la troisième fois de la journée qu’elle devait casser la glace des abreuvoirs pour les moutons. Avec toutes ses corvées, elle n’avait pas eu le temps de souffler. Le soleil commençait déjà à disparaître à l’horizon, projetant ses derniers rayons sur un ciel nuageux, couleur d’airain. Le vent soufflait quand elle retourna vers sa maison, pénétrant son manteau, la glaçant jusqu’à l’os.

Au moins, il ne neige pas, pensa-t-elle.

Deux heures plus tard, elle contemplait depuis sa fenêtre la bourrasque de neige qui engloutissait le paysage. Comme de bien entendu : la parfaite conclusion d’un anniversaire solitaire et triste.

Illustration par Florian de Gesincourt

Elle avait espéré se rendre au village pour aller voir Wilbur. Ils ne s’étaient pas parlé depuis leur dispute, et les journées qui passaient ajoutaient leur silence et leur poids à la distance qui les séparait. Bien qu’elle ne se fasse aucune illusion, elle espérait pourtant que son anniversaire encouragerait son ami à lui rendre visite comme auparavant.

Elle soupira, le front contre le carreau. Un halo de buée se forma sur la vitre.

Elle ne savait pas quand elle s’était assoupie, mais quelque chose l’avait soudain sortie du sommeil.

Elle s’étira. Du feu, il ne restait que quelques braises orangées et, dehors, la blancheur de la neige éclairée par la lune donnait un aspect irréel au paysage. La tempête s’était calmée, et les étoiles scintillaient dans un ciel d’encre. Tout paraissait si paisible. Qu’est-ce qui l’avait réveillée ?

C’est alors qu’elle l’entendit de nouveau.

Un craquement retentissant éclata à l’extérieur. Mia se redressa dans son lit, le cœur battant. Tous ses sens en éveil, le cerveau en effervescence, elle écouta, et scruta la semi-obscurité par la fenêtre. Rien ne vint briser le silence.

Elle prit une grande inspiration et se recoucha, posant la tête sur son bras. C’était probablement un arbre qui s’était fendu sous l’effet du gel. Aucune raison de s’inquiéter si rien d’autre…

Soudain, elle se leva d’un bond, empoigna son arbalète, mit son manteau et sortit, la poitrine serrée par l’angoisse.

Ce n’était pas le bruit qui l’inquiétait,

c’était le silence qui l’avait suivi :

aucun bêlement ; aucun tintement de leurs clochettes et, même à présent qu’elle approchait de l’enclos en courant dans la neige, elle n’entendait rien. Tandis qu’elle ralentissait le pas, elle prépara son arbalète.

Le spectacle qui l’accueillit la stoppa net.

Tout un côté de la clôture était en miettes, et les piquets avaient été arrachés du sol. Des planches brisées étaient éparpillées sur la neige, et le toit de la bergerie s’effondra sous ses yeux.

Lentement, Mia avança, priant que ses soupçons restent infondés, mais elle savait déjà ce qui l’attendait. Lorsqu’elle entra dans l’enclos, ses craintes se confirmèrent en effet.

À l’abattoir | Illustration par Christine Choi

Il ne restait pas le moindre mouton. Seuls du sang et des viscères recouvraient le sol et maculaient les quelques planches encore intactes. Un souffle glacial balaya les débris, soulevant une puanteur de charogne. Mia se plia en deux, laissant tomber son arbalète tandis qu’elle respirait au travers de sa manche, essayant de calmer son estomac.

Pendant qu’elle se remettait, son attention fut attirée par une étrange forme dans la neige. Elle se redressa brusquement, arbalète en main, plissant les paupières pour mieux voir cette chose. Elle se maudit de ne pas avoir apporté de torche, tout en s’écartant pour faire sortir la chose de l’ombre qu’elle projetait.

Le clair de lune révéla une immense empreinte de pas dans la poudreuse. Celle-ci formait une grande patte palmée, avec trois creux évoquant des griffes, à une extrémité. Quand elle promena son regard dans l’enclos, elle en vit d’autres, parmi les mares de sang, ainsi que d’étranges trainées dans la neige.

Le Gitrog.

Ses battements de cœur résonnèrent dans les oreilles de la jeune fille. Une série d’empreintes palmées à trois doigts, accompagnées d’autres marques dans la neige, partait vers les bois, en direction du lac.

Son esprit chancela. Le Gitrog existait vraiment ! Il avait dévoré son troupeau. Cela signifiait aussi qu’il rôdait loin du lac et, par conséquent, qu’il était allé au village. Elle devait le dire à Wilbur, s’excuser, donner l’alerte ! Elle commençait à marcher en direction des faibles lumières du village, ses bottes s’enfonçant bruyamment dans la neige, quand une petite voix intérieure l’arrêta.

En cas de présence avérée d’un monstre, un tueur se doit de le traquer et de l’isoler si possible. Tuer le monstre loin des villages et des populations ; éviter de semer la panique parmi les innocents.

Mia se redressa, son souffle formant des bouffées pâles dans la nuit. Elle ne savait que faire, car elle n’imaginait pas combattre le Gitrog à elle toute seule. Ne pas alerter le village lui paraissait extrêmement imprudent. Il fallait au contraire qu’elle parle à Wilbur, à son père, en fait : Kalim et les doyens sauraient comment réagir.

Mais viendraient-ils seulement à son aide ? Après son incrédulité ? Et d’ailleurs, même s’ils acceptaient de l’aider, que pourraient-ils faire ? L’image de boulangers et de fermiers armés de malheureux couteaux à pain et de fourches lui traversa de nouveau l’esprit. Si le Gitrog avait pu dévorer tout son troupeau sans un bruit…

La jeune fille baissa les yeux vers l’arbalète. Ses décorations d’argent brillaient au clair de lune, et elle caressa du doigt les runes gravées de chaque côté de l’arbrier. Elle porta la main à sa ceinture et la referma sur la poignée de sa longue dague. Elle avait surtout utilisé l’arme comme couteau de tous les jours, mais sa lame de fer glacée avait été conçue pour tuer esprits et envoûteuses.

Elle avait rêvé de devenir tueuse, de suivre les pas de son père, mais celui-ci l’avait laissée là, en « sécurité », et lui avait donné un troupeau pour l’occuper… pour la distraire. Bien qu’elle ait tenté de s’entraîner seule, ses armes avaient pris la poussière ou étaient devenues des objets utilitaires. Et voilà qu’à quinze ans, le danger lui tombait dessus sans prévenir ! Elle avait joué le rôle de la bergère trop longtemps, attendant la permission de devenir ce qu’elle appelait de ses vœux les plus chers.

Mia inspira profondément par le nez ; l’air froid l’aida à se concentrer. Le moment était venu ; c’était le premier pas pour devenir une tueuse, l’épreuve du feu. Même si elle ne pouvait pas battre le Gitrog, elle allait au moins le traquer, préciser ses déplacements et peut-être même l’apercevoir avant qu’il ne retourne au lac. Ensuite, elle pourrait relayer tous ces renseignements à Kalim ou à son père et aux Skiltfolk de Drunaü.

À présent que la peur avait cédé la place à la détermination, Mia mit son arbalète en bandoulière et suivit les traces de façon méthodique.


Ce qu’elle voyait n’avait aucun sens.

Elle était maintenant dans les bois. La piste était facile à suivre ; le Gitrog n’essayait visiblement pas de se cacher. Cependant, les empreintes disparaissaient juste après la première ligne d’arbres. Cela n’était pas logique, sauf si le monstre savait grimper aux arbres ou se creuser un terrier dans le sol gelé : un être qui laissait des empreintes aussi larges et profondes ne disparaissait pas comme cela !

Mia revint sur ses pas, examinant les traces de plus près, étendant sa recherche aux alentours. C’est alors qu’elle repéra une empreinte de pas humain toute fraîche, à quelque distance de là où la piste du Gitrog s’interrompait. Au départ, elle craignit que quelqu’un n’ait été attaqué. Cependant, l’empreinte solitaire ne suggérait aucune lutte. Quelque chose clochait.

Mia empoigna à nouveau son arbalète et décrivit une recherche en spirale autour de l’empreinte, en quête d’indices, les oreilles à l’affût du moindre bruit. À deux pas de là, elle trouva d’autres traces… mais ce n’était pas le Gitrog. Des pas humains se mélangeaient à de longs sillons, comme si l’on avait tiré un traîneau en direction du lac.

La peur céda chez elle la place à la colère. Mia avança plus rapidement, son regard passant sans cesse des traces à son environnement immédiat. Quelqu’un s’était donné du mal à simuler une attaque, à laisser de fausses empreintes et à effacer ses traces. Quelqu’un voulait la faire passer pour une idiote. Quelqu’un avait tué son troupeau.

Ce quelqu’un-là allait le payer cher !

La piste la conduisit presque directement au lac. Quand elle approcha de celui-ci, elle ralentit. La lumière vacillante de torches dansait près du rivage. Elle avança d’arbre en arbre, prenant soin de rester à couvert. Bientôt, elle fut suffisamment proche pour entendre des voix portées par l’air glacé. Les torches éclairaient plusieurs personnages, tous portant des capes sombres, au capuchon relevé. De là où elle se trouvait, Mia ne pouvait ni voir leurs visages, ni entendre ce qu’ils disaient. Les inconnus se tenaient en cercle, la tête penchée en avant, psalmodiant à voix basse. Quelques instants plus tard, ils se dirigèrent vers un bateau de pêche assez grand. C’est le bateau de Lehren, réalisa la jeune fille, le cœur dans les talons. Que se passait-il donc ?

Les silhouettes encapuchonnées embarquèrent. Mia serra les dents, étouffant un cri de rage quand elle vit chacun d’eux s’arrêter pour charger leur cargaison : des carcasses de moutons qu’ils avaient transportées sur un traîneau. Elle encochait un carreau, sur le point d’aller exiger des explications, quand une étrange vision l’arrêta.

L’une des silhouettes mystérieuses se tenait sur le quai. Même placée plus haut, elle paraissait petite comparée à l’autre qui se trouvait devant elle et qui projetait, sous la lune, une ombre imposante. Le personnage le plus grand se pencha et murmura quelque chose au plus petit, puis passa à côté de ce dernier. Leurs épaules se heurtèrent, et le visage de l’homme sur la rampe fut éclairé par la lune. Mia étouffa une exclamation : Wilbur — car c’était lui — jeta un dernier long regard vers les bois avant d’embarquer à son tour.

Un million de questions fusèrent dans l’esprit de la jeune fille, mais elle n’avait pas de temps à perdre : l’embarcation commençait déjà à s’éloigner du rivage. Faisant passer son arbalète par-dessus son épaule, Mia se mit à courir, bondissant pour rattraper le navire, s’accrochant à la petite échelle de coupée de la poupe. Elle était certaine d’avoir été repérée, mais, quand elle risqua un œil sur le pont, elle vit que les tueurs de moutons se tenaient à la proue et qu’ils regardaient droit devant eux. Certains portaient des torches et des lanternes qui illuminaient faiblement le groupe. Il n’y en avait qu’un qui soit près d’elle, et ses yeux étaient fixés sur l’horizon, car il manœuvrait le bateau. Deux autres, avec de longues perches, écartaient les plaques de glace de l’étrave. Les pieds de Mia touchaient l’eau à chaque tangage du bateau, aussi grimpa-t-elle d’un échelon, mais sans oser s’aventurer plus haut.

Des voix familières, si souvent entendues, lui parvinrent : ces gens discutaient du temps et des inconvénients de la glace, comme s’ils se trouvaient sur une place de marché. Sans ces capuches et la pile de cadavres de moutons au milieu du pont, Mia aurait pu croire qu’il s’agissait d’une simple excursion sur le lac. La situation était extravagante, comme la matérialisation d’un cauchemar.

Elle ignorait combien de temps au juste elle était restée suspendue au flanc de la coque. La température tomba tandis qu’ils approchaient du centre du lac, et le brouillard s’épaissit. Alors qu’elle pensait être à bout de force, le bateau s’arrêta. Mia regarda autour d’elle. Ils étaient cernés de tous côtés par une brume grise. Le lac était calme ; quelques plaques de glace flottaient çà et là.

« Nous sommes arrivés », annonça une voix de basse. Elle la reconnut avant même de jeter un coup d’œil sur le pont pour voir Kalim retirer sa capuche devant le groupe.

« Mes frères et sœurs, ce soir, nous offrons un sacrifice dans l’espoir qu’il nous rende notre quiétude. Ce soir, nous sacrifions le bien d’une mécréante, obtenu contre son gré. Nous vouons au Gitrog les moutons de la fille du tueur. »

Bienvenue au bercail | Illustration par David Palumbo

Une série d’imprécations murmurées parcourut l’assemblée, mais Mia avait déjà cessé d’écouter. Elle s’était hissée sur le pont, et la crosse de son arbalète était pointée sur la nuque de celui qu’elle devinait être Lehren. Juste un coup sec et rapide, pensa-t-elle.

L’homme fut soudain pris d’une quinte de toux sifflante. Mia grimaça. Elle ne pouvait frapper un vieillard cacochyme.

Un vieillard qui vient d’aider la moitié du village à massacrer ton troupeau tout entier !

Elle soupira. Lehren se retourna.

Vlan ! Boum !

Le pêcheur s’écroula comme une masse. La jeune fille retourna immédiatement son arbalète, visant le groupe encapuchonné, dont les membres commençaient à jeter les carcasses animales par-dessus bord.

« Je peux savoir ce que vous êtes en train de faire ? »

Tous se retournèrent vers elle d’un seul mouvement, mais aucun ne broncha. Mia recula d’un pas, levant son arbalète un peu plus haut.

« Tu ne comprends pas, petite », déclara finalement Kalim en s’avançant. Il paraissait calme. Elle le visa et il s’arrêta.

« Vous me devez des explications, gronda-t-elle, sans parler d’un dédommagement. »

« Tes moutons servent une noble cause », répondit Kalim. Bon nombre de ses compagnons acquiescèrent.

« Quelle cause ? » Elle fit pivoter son arme vers quelqu’un qui commençait à s’approcher. L’homme s’arrêta. Sous la capuche, les yeux de Véryl la fixaient. Elle frissonna, car elle l’avait à peine reconnu : ses joues s’étaient creusées, et son regard papillonnait entre elle, Kalim, mais aussi d’autres directions où il n’y avait pourtant rien à voir.

« Nous devons apaiser le Gitrog ! » s’écria l’un des villageois.

« Le Gitrog ! » répétèrent certains autres.

« Le Gitrog n’existe pas ! Vous avez détruit mon enclos et massacré mon troupeau ! » Elle comprit soudain quelque chose : « C’est vous qui avez tué mes moutons un par un ces dernières semaines, n’est-ce pas ? »

« C’était la seule solution pour l’arrêter », rétorqua Kalim en s’avançant de nouveau, sa main droite de plus en plus près de sa taille. Mia le visa avec son arbalète, mais, cette fois, il continua d’approcher, la forçant à reculer lentement. « C’était la seule chose qui puisse satisfaire sa faim, pour l’empêcher de s’en prendre à nous. »

« Vous êtes fou. Vous êtes le seul à l’avoir vu. » Elle fit encore un pas en arrière et son pied toucha le bord du bateau.

« Nous l’avons tous vu. Pourquoi crois-tu que nous soyons ici ? Nous avons vu la vérité en face. Nous l’avons regardée droit dans les yeux. Nous nous savons impuissants contre le Gitrog, mais si nous le nourrissons, il ne nous dévorera pas. » Kalim était presque sur elle. Elle scruta les autres villageois. Des visages familiers, mornes, déformés par les ombres et le clair de lune, lui rendirent son regard. Elle ne voulait pas tirer sur Kalim, mais s’il ne s’arrêtait pas… Soudain, il lui vint une idée.

« Montrez-le-moi, alors ! »

Kalim se figea et la dévisagea. Mia se redressa. « Montrez-moi votre Gitrog. » Kalim la fixa un long moment.

Finalement, il recula d’un pas et agita la main. Les autres villageois se précipitèrent vers la pile de cadavres, les emportèrent jusqu’à la proue et les jetèrent à l’eau, chaque plongeon venant troubler bruyamment la sérénité du lac et le silence de la nuit. Bientôt, il ne resta plus qu’une tache sanglante sur le pont. Toutes les silhouettes encapuchonnées reculèrent du bastingage. Mia continua de viser Kalim tandis qu’elle allait jeter un coup d'œil par-dessus bord, près de la proue. Le sang des moutons avait formé une grande tache qui nappait la surface de l’eau. Quelques bulles remontèrent à la surface, puis l’eau redevint étale.

Un long silence tendu s’ensuivit, tandis que tous surveillaient les eaux immobiles.

« Rien, murmura Mia. Il n’y a rien ici. »

Elle se retourna vers les villageois. « Vous voyez ? Le Gitrog n’existe… »

Tout à coup, une explosion d’écume et un rugissement l’interrompirent. D’horribles craquements d’os résonnèrent à la surface de l’eau, et les villageois se ruèrent vers l’arrière du bateau. Mia dut jouer des coudes pour se frayer un passage au travers du groupe affolé et voir ce qui se passait.

Non loin de l’embarcation, les eaux bouillonnaient et tourbillonnaient. La jeune fille plissa les yeux, essayant d’apercevoir ce qui se cachait sous la surface. Elle le vit quand les eaux se calmèrent : le monstre, le Gitrog.

Elle s’esclaffa.

« Est-ce que c’est… ? C’est ça ? C’est ça, le Gitrog ? » Elle se retourna vers les villageois apeurés, à l’autre bout du bateau. C’est… Ce n’est qu’une grenouille géante ! »

Véryl courut jusqu’à elle, laissant retomber sa capuche. Il la saisit par les épaules avant qu’elle ne puisse le viser avec son arme et la secoua violemment, son regard rempli de terreur.

Illustration par David Gaillet

« Tu ne comprends pas, Mia. Si les moutons ne lui suffisent pas, alors nous sommes tous… »

Mia n’eut pas l’occasion d’entendre la suite, car, à cet instant, Véryl hurla, projeté en arrière par-dessus le bastingage, et disparut dans une grande gerbe d’eau. La jeune fille ne comprit pas immédiatement ce qui s’était passé, mais, soudain, elle vit le Gitrog ouvrir sa gueule et une forme sombre en jaillir vers le bateau. Elle se jeta à plat ventre sur le pont tandis que la chose passait au-dessus de sa tête, percutant le mât et faisant exploser des fragments de bois sur tout le navire. Tandis que les villageois hurlaient, Mia comprit que cette chose, c’était la langue.

Un autre craquement retentit quand le Gitrog frappa de nouveau, brisant, cette fois, le mât à moitié. Alors qu’il rétractait sa langue, Mia le visa avec son arbalète, mais, juste à l’instant où elle appuyait sur la gâchette, quelque chose lui percuta le dos avec force et elle tomba sur le pont.

Elle se retourna. Une personne encapuchonnée lui avait empoigné les jambes. « Mais que faites-vous ! » s’insurgea-t-elle en se débattant.

« Il ne faut pas enrager le Gitrog ! Nous ne survivrons pas à sa colère ! » Dans la lutte, la capuche avait glissé, et Mia reconnut le boulanger. Ses cris se transformèrent en glapissements et il la serra de plus belle.

« Il est trop tard », gronda la jeune fille, libérant l’une de ses jambes. Elle lui asséna un coup de pied sur le nez, dans un bruit de cartilage brisé. Le boulanger la lâcha, et Mia se dégagea, puis se releva.

« Les moutons ne lui suffisent plus ! » Entendant cela, elle se retourna vers le groupe de villageois.

« Il lui en faut plus. »

« Donnez-lui la fille à manger ! »

« Qu’avez-vous dit ? » interrogea Mia en fixant celle qui venait de parler. C’était l’épouse du forgeron, Sarah, qui lui avait préparé des biscuits pour l’un de ses anniversaires.

« Tuez-la ! Un sacrifice au Gitrog ! » Sarah poussa un cri inhumain et se précipita sur Mia, sortant un grand couteau. Plusieurs autres firent de même, brandissant leurs armes de fortune. Mia recula, chargeant un nouveau carreau dans son arbalète, tandis que les villageois enragés se ruaient vers elle. Sarah essaya à plusieurs reprises de la frapper au visage, sa lame se rapprochant à chaque fois, mais un autre coup de langue du Gitrog la projeta, ainsi que deux autres de ses compagnons, par-dessus bord.

Leurs cris cédèrent rapidement la place à des appels à l’aide étouffés, puis à des gargouillis. Dans le chaos, une autre paire de mains la saisit à la gorge par derrière. Mia donna un coup de coude à l’aveuglette. Aussitôt que les doigts la lâchèrent, elle fit volte-face et tira sans viser, en frappant son assaillant au ventre.

L’homme tomba sur le dos, et elle reconnut ses yeux bleus — Kyle, l’apprenti cordonnier —, juste avant qu’un autre forcené ne la charge, capuche retroussée — Terrance, le frère cadet de Véryl. La jeune fille voulut prendre un autre trait d’arbalète, mais son attaquant était déjà sur elle, l’épée à la main, frappant au hasard. Mia trébucha, la pointe de l’épée lui frôla l’épaule et fit couler le sang. Terrance se redressa pour lui asséner le coup de grâce, mais une autre silhouette armée d’une matraque l’assomma in extremis d’un coup sur la nuque. Mia eut enfin le temps de charger son arme et elle leva l’arbalète en direction de l’individu à la matraque, le doigt sur la gâchette.

Attends ! Mia, c’est moi ! » Il retira sa capuche, et la jeune fille poussa un cri.

« Wilbur ! Qu’est-ce que… ? »

« Je suis désolé. La situation nous a échappé. Nous voulions simplement assurer la sécurité du village, mais quand ils ont commencé à te voler tes moutons… »

Un autre craquement sinistre retentit derrière eux : la langue du Gitrog avait encore frappé.

« Alors, tu l’avais déjà vu ? »

Wilbur secoua la tête. « Non, uniquement des bulles. »

Une pluie de fragments de bois s’abattit sur eux. Ils levèrent les yeux. La langue du monstre se rétractait après avoir transpercé le mât, une fois de plus. Celui-ci se brisa dans un long grincement et se renversa, percutant l’eau et le flanc du bateau.

« Tu me diras cela plus tard. » Mia lui prit la main, tira sur une autre villageoise qui les chargeait avec une fourche — Verna, la marchande de fleurs — et courut vers la poupe.

« Où allons-nous ? » cria Wilbur.

« Je… Je n’en sais rien ! » Mia contempla le désastre. À chaque attaque du Gitrog, des villageois étaient projetés dans l’eau ou attrapés par sa langue. Certains s’étaient aplatis sur le pont, espérant se cacher ; d’autres avaient plongé dans le lac et tentaient de s’éloigner à la nage. La jeune fille songea à sauter par-dessus bord, elle aussi, mais vit alors l’un des nageurs — le fils du doyen Ethan — disparaître sous les flots, ne laissant derrière lui qu’un chapelet de bulles.

Illustration par James Paick

« Il n’y a nulle part où fuir. » Mia et Wilbur se retournèrent vers celui qui avait parlé. Kalim se tenait devant eux, les yeux rivés sur la jeune fille.

« Père ! Qu’allons-nous faire ? C’est… c’est de la folie ! » dit Wilbur sans cesser de serrer la main de Mia. Même au milieu de tout ce chaos, celle-ci sentait le pouls de son ami battre contre ses doigts.

« Ton père a raison, dit-elle, en le regardant avec assurance. Nous ne pouvons pas lui échapper. Nous devons le tuer. » Elle lâcha la main de Wilbur et leva son arbalète, sortant un carreau de son carquois tandis qu’elle regardait à nouveau Kalim. « C’est notre seul espoir. »

À sa grande surprise, le doyen éclata de rire.

« Tu n’es qu’une idiote ! On ne peut pas tuer le Gitrog. Il ne reste qu’une seule chose à faire… » Ses yeux s’étrécirent. « Un sacrifice. »

Kalim se jeta sur elle, son couteau de pêcheur soudain à la main, lui pointant la gorge. Mia trébucha, surprise, et tomba sur le pont, évitant ainsi l’attaque de justesse. Elle se redressa tandis que le doyen retournait le couteau dans sa main, pour s’en servir comme d’un pic à glace, et le plongea vers elle. Elle roula de côté et tira à l’aveuglette. Par chance, le carreau se ficha dans l’épaule de Kalim, mais celui-ci parut ne même pas remarquer la blessure, se préparant à frapper à nouveau. Il n’en eut pourtant pas le temps, car Wilbur le plaqua au sol.

Mia chargea un nouveau carreau et visa les deux hommes luttant sur le pont, sans pouvoir pointer à coup sûr son arme vers Kalim. C’est alors que le bateau donna de la bande à bâbord, dans un bruit mat. Les trois protagonistes se tournèrent vers l’origine du choc. Immédiatement, Kalim et Wilbur s’écartèrent l’un de l’autre pour se relever, tandis que Mia faisait pivoter son arbalète en reculant vivement.

Le Gitrog finissait de se hisser à bord à l’aide de ses membres palmés et se laissa tomber sur le pont dans un bruit mou. Kalim, Wilbur et Mia étaient pétrifiés, les yeux écarquillés. Le Gitrog les observa de ses grands yeux vides. À une vitesse fulgurante, le doyen attrapa la jeune fille et l’immobilisa, lui plaçant son couteau contre la gorge.

« Ô grand Gitrog, je t’offre cette enfant en sacrifice ! Dévore-la, pardonne à ce village ses péchés et retourne sommeiller dans le lac, que nous puissions vivre en paix ! »

Il est fou ! Mia tenta de lui écarter les mains, mais la poigne de Kalim était trop forte. Wilbur criait quelque chose, mais tout ce qu’elle vit, c’était le doyen levant la main, sa dague étincelant à la lumière des torches.

Floc ! La langue du Gitrog jaillit soudain et frappa le visage de Kalim. Surpris, il lâcha son couteau ainsi que Mia, pour pouvoir saisir l’appendice. Le monstre rétracta sa langue. Le doyen donna l’impression de s’envoler, percutant la jeune fille au passage, ses cris étouffés par l’énorme tentacule visqueux qui lui emprisonnait la tête. Mia se releva, tira une, deux, trois fois sur le Gitrog tandis qu’il entraînait Kalim. La bête ne tressaillit même pas quand les carreaux s’enfoncèrent dans sa chair. Sous les yeux des deux adolescents horrifiés, la tête du doyen disparut dans la gueule du monstre. Il donna des coups de pieds désespérés pour se dégager, mais cessa de se débattre aussitôt que les mâchoires du batracien se refermèrent sur lui. Le monstre déglutit encore, et les pieds de Kalim s’enfoncèrent à leur tour dans la gueule béante.

Mia eut vaguement conscience des cris de Wilbur quand elle se retourna pour lui prendre la main. Elle se débarrassa de son arbalète et courut vers l’arrière du bateau, ne s’arrêtant que pour renverser une torche sur le pont. Des flammes s’élevèrent. Elle vit le Gitrog avancer dans leur direction, mais il s’arrêta pour engloutir des villageois qui s’étaient cachés derrière des tonneaux, puis il avala Lehren, inconscient. Il traversait les flammes, imperturbable, s’approchant lentement des deux jeunes gens.

Alors seulement, Mia reprit ses esprits, fit demi-tour et, sans même réfléchir, plongea dans l’eau glacée, entraînant Wilbur avec elle.

Les deux amis nagèrent frénétiquement, aiguillonnés par la peur. Bientôt, le bateau ne fut plus qu’un monceau de braises incandescentes disparaissant dans le brouillard. Les deux jeunes gens continuèrent de nager, l’eau glacée leur brûlant la peau comme mille aiguilles, leurs orteils, leurs doigts, puis leurs mains et enfin leurs corps tout entiers s’engourdissant peu à peu alors qu’ils approchaient du rivage. Mia s’attendait à tout instant à ce que le Gitrog les rattrape, qu’il les attire sous l’eau et qu’il les avale.

Ils parvinrent cependant à atteindre la terre ferme, mais sans comprendre comment ils y étaient parvenus.

Les deux amis montèrent à quatre pattes sur la rive. Wilbur se laissa tomber, frissonnant, la face contre les galets. Mia, quant à elle, se força à s’asseoir et à réfléchir : il fallait absolument qu’ils atteignent sa maison, pour s‘y réchauffer. Sinon, le froid les tuerait avant que le Gitrog ne les retrouve. Ensuite, quand ils se seraient ragaillardis et changés, ils partiraient. Ils fuiraient le village, laissant tout derrière eux. Ils iraient n’importe où, quitte à affronter vampires, loups-garous ou goules. N’importe où loin du Gitrog.

Mia perçut un floc ! derrière elle.

Elle se figea.

Un autre floc ! retentit.

Il fallait qu’elle se lève, qu’elle voie d’où venait ce bruit, qu’elle prenne la fuite.

Pourtant, elle en était incapable.

Le bruit se fit entendre de nouveau. Soudain, Wilbur l’attira vers lui pour la forcer à se lever, mais ils s’effondrèrent tous deux presque aussitôt sur les galets. Mia sentait tous ses muscles la brûler : l’adrénaline épuisée, leurs corps étaient raides d’épuisement et de terreur. Lentement, elle se retourna sur le dos.

Le Gitrog était au-dessus d’elle, sa vaste forme emplissant tout son champ de vision. Il la fixait de ses grands yeux insondables, vides d’émotion et d’intelligence. Mia le regarda droit dans les yeux, mais ne vit… rien. Wilbur la traîna de nouveau vers lui pour la relever, criant qu’il fallait fuir, mais elle ne l’entendait pas. Un bourdonnement sourd lui envahit le crâne, augmentant de volume, tandis qu’elle sombrait dans l’abysse de ce regard qui éclipsait tout. Elle culbuta à travers des ombres mouvantes, franchit les crevasses de son esprit, s’enfonça dans les membranes spongieuses du délire, enveloppée d’un cocon qui insinuait une chaleur étrange dans ses os et repoussait le froid de la peur et de l’incertitude. À présent, elle savait tout. Elle voyait la vérité dans sa forme la plus noire mais aussi la plus évidente, mille vies condensées en un seul instant.

Elle se tourna vers Wilbur, qui lui agrippait toujours le bras. Ses lèvres bleuies et tremblantes remuaient. Il parlait au Gitrog, le suppliait. Elle tendit la main vers sa joue. Il s’arrêta de balbutier. Il ne voyait pas, il n’entendait pas, il ne comprenait pas encore. Il regarda Mia tandis que le monstre les recouvrait presque. Ses yeux étaient si verts, si limpides malgré les larmes. Mia y voyait son propre reflet fracturé. Elle sourit et, un instant, le garçon parut se calmer un peu. Elle perçut dans ses yeux toute la confiance qu’il lui témoignait et sourit en lui caressant la joue et ses cheveux blonds. Elle dégaina son couteau et le lui plongea entre les côtes.

Elle l’entendit alors à nouveau : son exclamation de surprise, puis son halètement de douleur étouffèrent enfin le bourdonnement. Mia sourit tendrement et lui posa un doigt sur les lèvres, ressortant la lame avant de la lui replonger dans l’abdomen cette fois. Elle souriait encore lorsque Wilbur s’écroula sur elle, murmurant faiblement son nom. Elle lui chuchota dans l’oreille :

« Loué soit le Gitrog ! ». Elle colla l’oreille à la poitrine de son ami, écoutant ses battements de cœur ralentir et enfin s’arrêter, puis elle leva les yeux vers le monstre, inclinant la tête comme dans une prière.

« Tout n’est que sacrifice. »

Le Gitrog contempla Mia, Puis, lentement, il ouvrit la gueule, et sa langue monstrueuse se déroula, s’emparant du corps du garçon. La jeune fille, le visage extasié, resta immobile, enivrée par les bruits hideux d’os et d’organes broyés. Ensuite, elle entendit le son mou des pattes palmées s’éloignant sur les galets du rivage. Lorsque le soleil se leva, que le calme fut revenu, elle souriait toujours. Enfin, elle se leva et s’éloigna du lac.


Au printemps, peu après la fonte des neiges, un apprenti-estafette franchit le col en direction d’un tranquille hameau de pêcheurs, près du lac Zhava. Sur son cheval, il portait une sacoche pleine de lettres envoyées avant les rigueurs de l’hiver. Il ne se formalisa pas outre mesure des fenêtres et des portes qui se refermaient un peu brutalement sur son passage. En effet, dans bon nombre de localités, les villageois avaient peur ou se méfiaient, surtout après une saison difficile. Il nota également, sans s’en inquiéter non plus, que de nombreuses demeures étaient abandonnées. Il délivra ainsi une bonne partie de son courrier à des destinataires visiblement absents.

Sa dernière lettre était destinée à une petite maison sur la colline. En montant le chemin, il remarqua un enclos à l’abandon. Il pensa que la petite maison serait probablement inhabitée, mais observa des volutes de fumée qui s’élevaient de la cheminée. Il frappa à la porte ; une jeune fille au regard un peu fou lui ouvrit. Elle parut totalement indifférente à son courrier, même la missive des Skiltfolk de Drunaü. Cependant, son regard s’illumina quand il mentionna le lac, et elle l’invita à passer la nuit chez elle, lui offrant le gîte et le couvert, voire de le conduire jusqu’au lac s’il le souhaitait. Le garçon rougit et accepta. Il avait toujours été intrigué par l’eau et les bateaux. Il la remercia pour sa gentillesse.

Mia sourit.

Le monstre de Gitrog | Illustration par Jason Kang

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