Histoire précédente : Brûlis

Tandis que les renégats s’apprêtaient à prendre d’assaut le Centre d’Éther, la pirate du ciel Kari Zev nourrissait, quant à elle, des projets plus en accord avec sa carrière d’élection pour se procurer la précieuse substance bleue : directement à la source, en arraisonnant les aéronefs du Consulat. Toujours à l’affût d’un plan de secours, Jace accompagnait à tout hasard la jeune capitaine dans sa mission.

Entre-temps, après avoir repris le Centre d’Éther, le Consulat a interdit tout trafic aérien, empêchant ainsi les renégats de se lancer à l’attaque de Tezzeret, terré dans la Tour.

Désormais, seuls Kari et Jace peuvent offrir aux insurgés le va-tout dont ils ont si désespérément besoin.


Âgée d’à peine quinze ans, Kari Zev était pourtant pirate depuis assez longtemps pour avoir connu maintes situations invraisemblables : tantôt, elle-même se retrouvait en des lieux étranges ; d’autres fois, c’était l’insolite qui venait à elle. Elle n’aurait cependant su dire avec certitude si ces aléas allaient de pair avec sa profession, mais, quelle qu’en fût la raison, elle avait toujours considéré l’inattendu comme une formidable source d’occasions à saisir.

Et c’est ainsi que la jeune et glorieuse pirate se retrouvait aujourd’hui à bord d’un convoyeur aérien du Consulat, à y subtiliser des conteneurs d’Éther pour les transborder vers son propre vaisseau, sous l’œil pourtant bienveillant de séides du Consulat, tout en écoutant les conseils que lui prodiguait une voix dans sa tête.

Bien entendu, les consulaires n’y voyaient que du feu : de leur point de vue, elle commandait un navire qui, allié du Consulat et monté par un équipage dévoué à celui-ci, accomplissait la très officielle tâche de réquisitionner de l’Éther afin de servir la cause du pouvoir.

Sacré tour de passe-passe, Jace ! Je ne parviens pas à croire qu’ils soient tombés dans le panneau. Il ne nous reste qu’une seule caisse à embarquer, émit-elle, toujours quelque peu déconcertée par ces dialogues télépathiques. D’un autre côté, qu’y avait-il d’ordinaire dans la présente situation ?

Elle s’accroupit sur le pont briqué, posant la joue contre l’un des panneaux filigranés de la dernière caisse et souleva de son côté. L’effort, tout autant que l’arête lui entamant les doigts, lui fit lâcher un faible ahanement entre ses dents serrées, et la voix de Jace retentit dans sa tête : Finissons-en et tâchons d’éviter un nouvel esclandre.

Un esclandre ? s’étonna-t-elle. Elle reculait péniblement, à l’aveuglette, en se fiant à la personne qui portait l’autre côté de la caisse pour leur faire traverser l’étroite passerelle surplombant le vide entre les deux vaisseaux. Comment cela ? insista-t-elle. Capitaine dévouée à la cause du Consulat, je n’ai fait qu’exprimer mon avis sur ces « maudits » renégats.

Les illusions qui vous dissimulent, vous et votre équipage, n’étant que visuelles, mieux aurait donc valu ne pas faire de vagues pour ne pas éveiller les soupçons. Il y a ainsi un garde, sur votre gauche, à qui vos propos ont déplu.

Kari n’avait nul besoin de regarder dans la direction du garde en question pour savoir que celui-ci l’observait, mais, comme de bien entendu, elle n’en jeta pas moins un coup d’œil. C’était un gradé, grand et maigre, aux épaules voûtées et aux tempes grisonnantes. La pirate lui adressa un petit signe de tête en s’engageant sur la passerelle.

Il traverse à votre suite, l’informa Jace.

Parfait, pensa-t-elle en retour. Je vais pouvoir lui exposer le fond de ma pensée.

Je le perçois, quand vous cherchez à me faire marcher, vous savez.

Et pourtant, moi, je vous sens toujours inquiet, le taquina-t-elle.

Ils parvinrent enfin à bord de son vaisseau, le Sourire du dragon, qui, pour le moment, avait l’apparence d’un fendeur de nuages du Consulat. Le trompe-l’œil créé par Jace était si parfait que Kari elle-même était incapable de le prendre en défaut. Heureusement, c’était également le cas de cet officier. Celui-ci s’approcha d’elle au moment où, avec l’aide de son compagnon, elle reposait la caisse au sol.

La pirate frotta ses doigts engourdis tout en se tournant vers le soldat qui faisait, au bas mot, une tête de plus qu’elle. « Puis-je vous aider ? » demanda-t-elle benoîtement. L’importun examinait ostensiblement le vaisseau autour de lui, comme s’il tenait à faire comprendre à Kari qu’il cherchait quelque chose.

C’est un lieutenant, lui apprit Jace.

« Lieutenant, puis-je vous assister en quoi que ce soit ? » réitéra-t-elle.

L’officier baissa la tête pour la regarder droit dans les yeux. Il ouvrait la bouche pour répondre, mais ses mots furent couverts par un piaillement venu d’au-dessus d’eux, qui le fit reculer d’un bond, comme pour éviter une attaque. « Un singe ! » s’écria-t-il en levant le regard. Un second cri strident lui répondit.

Art by Daniel Ljunggren
Illustration par Daniel Ljunggren

« Mais oui, confirma Kari, il faut bien que quelqu’un commande ce vaisseau. »

De toute évidence soulagé, le marin lâcha un gloussement nerveux, et Kari ne put laisser passer pareille occasion. « Qu’y a-t-il de si drôle ? » s’enquit-elle, pince-sans-rire. Suivit un long moment de silence, durant lequel le sourire de l’officier s’évanouit peu à peu tandis que son regard ricochait entre Kari et le primate. Même si la situation l’amusait au plus haut point, la jeune femme ne se départit pas un seul instant de son sérieux.

« Ce n’est là qu’une taquinerie, lieutenant, admit-elle enfin en lui relevant du pouce l’emblème indiquant son grade épinglé sur sa poitrine, avant de le laisser retomber. Ce navire est sous mon commandement, je vous l’assure. »

L’officier pencha alors la tête sur le côté et fronça les sourcils. « Veuillez pardonner ma franchise, mais vous me semblez bien jeune pour être capitaine », avoua-t-il.

Kari prit son expression la plus sévère avant de déclarer : « Mon garçon, nous nous trouvons donc face à deux possibilités : soit je suis effectivement trop jeune et, par conséquent, je ne suis pas capitaine ; soit, poursuivit-elle en donnant une nouvelle pichenette au blason sur son torse, je suis bien capitaine et vous mettez en doute mon autorité. Selon vous, pour laquelle de ces deux solutions est-il plus prudent d’opter ? Vous devriez d’ailleurs peut-être plutôt vous poser les bonnes questions : par exemple, comment se fait-il que vous ne soyez encore que lieutenant ? »

« Je vous présente mes excuses, capitaine. Je ne voulais pas vous offenser. »

Kari leva la main pour la poser amicalement sur l’épaule de l’officier, en faisant un effort surhumain pour ne pas éclater de rire. « Je sais. Si vous aviez cherché à me froisser, vous auriez dû faire face à une troisième solution… Vous pouvez disposer. » Elle pivota et lança un ordre à la cantonade : « Préparez-vous à appareiller ! Ces renégats de malheur vont payer ! »

Quand le lieutenant eut quitté son bord, Kari fit ramener la passerelle et, bientôt, l’espace entre les deux navires s’élargit tandis que le Sourire du dragon s’éloignait. Quand elle estima la distance suffisante, Kari s’adressa à Jace, toujours télépathiquement : Vous pouvez cesser vos faux-semblants : nous sommes assez loin. Elle n’avait pas encore formulé ses pensées jusqu’au bout que, déjà, son uniforme consulaire et les signes d’allégeance au pouvoir qui camouflaient son vaisseau s’évaporaient. L’obscure féale du Consulat avait laissé la place à la capitaine d’un vaisseau pirate. Vous m’impressionnez, Jace, vraiment. Retrouvez-moi sur le pont. Vous pourrez y admirer notre butin.

En attendant que son allié la rejoigne, elle arpenta le tillac de son aéronef. Même si elle ne l’avait pas tout à fait perdu, elle n’en était pas moins heureuse de l’avoir retrouvé tel qu’en lui-même. Ce n’était certes pas son premier bâtiment, mais quelle beauté, avec cette proue élancée qui lui avait valu son nom ! Elle l’adorait et, plus encore, elle aimait tout particulièrement se retrouver ici, en altitude. Elle s’y sentait revivifiée, plus libre ; le ciel entier lui appartenait.

À tribord, elle aperçut un banc de baleines volantes voguant au gré d’un courant d’Éther tourbillonnant, à moins de deux lieues de là. Une douzaine de ces splendides créatures suivaient ainsi le flux qui zébrait le ciel. Elle ne put s’empêcher de sourire en constatant avec quel enjouement insouciant certains baleineaux se poursuivaient les uns les autres, entre leurs cyclopéens aînés.

« Vous n’auriez pas dû vous comporter ainsi avec cet officier », lui reprocha Jace quand il l’eut rejointe près de l’entassement de caisses. Il fallut quelques instants à la jeune femme pour se réacclimater au son de sa voix parlée. « Vous en prendre ainsi à lui constituait une prise de risque inutile, poursuivit le mage, et vous le savez fort bien. »

« Un risque, dites-vous ? Sans doute, mais je ne me serais jamais pardonné d’avoir raté pareille occasion, expliqua-t-elle en accompagnant ses paroles d’un geste qui alla de la direction d’où ils venaient à la cargaison volée, empilée derrière elle. Vous comprenez, n’est-ce pas ? »

« Je crains que non », répondit Jace avant de se rendre compte que Kari ne l’écoutait déjà plus. Le singe au poil blanc, affublé de lunettes de protection, observait la scène depuis le sommet de l’amoncellement de caisses quand Kari lui siffla de s’approcher.

« Allez, Ragavan, mon joli prince, voyons ce que nous avons là, veux-tu ? » Elle fit jouer le loquet d’une boîte et, quand celui-ci se déverrouilla, ce fut l’animal qui souleva le couvercle. Kari accueillit avec un sourire la familière phosphorescence bleue qui les éclaboussa.

Art by Sara Winters
Illustration par Sara Winters

Elle plongea la main dans la caisse pour en retirer une bouteille d’Éther. C’était la paroi vitrée du conteneur, qui, même cerclée d’une armature métallique, laissait échapper l’éclat lumineux, et le regard de Kari se perdit un instant dans ses chatoyantes arabesques gazeuses. Soudain, le reflet du visage de Jace apparut au-dessus de son épaule.

« Vous attendiez-vous à autre chose qu’à de l’Éther ? » s’enquit-il.

« Pas du tout. Je prends le temps de savourer notre succès. D’ailleurs, vous devriez en faire de même. Après tout, nous n’aurions pas réussi sans vos illusions », lui rappela-t-elle en lui tendant le conteneur, qu’il prit avec curiosité. Relevant la tête, elle ordonna d’une voix forte : « Arrimez-moi ce chargement : descendez-le dans la cale. »

Un instant plus tard, la plateforme au centre du pont commença à s’enfoncer à travers l’écoutille, dans le ventre du Sourire du dragon. Tandis que la cargaison disparaissait, Kari se hissa sur l’une des autres caisses dérobées et s’assit au bord de celle-ci, les pieds ballants.

Se tournant vers Jace, qui ne semblait pas s’apercevoir qu’ils descendaient, elle lui dit : « Vous savez, quand je servais à bord de mon premier vaisseau, le Coursier du soleil, le capitaine me répétait sans cesse que la qualité principale de tout bon pirate, c’est de savoir saisir les chances qui se présentent et de ne pas les laisser s’échapper. Il me rabâchait que, si l’on n’en est pas capable, on n’est pas un flibustier ; juste un brigand en bateau. » Elle marqua une pause, avant d’ajouter : « Là où je veux en venir, c’est que, lorsque toute cette méchante histoire avec le Consulat et le Grand Consul sera terminée, vous pourriez vous joindre à nous. Vos talents nous seraient très utiles. »

Jace ne répondit pas. Peut-être ne l’avait-il pas entendue. Dans une légère secousse, la plateforme se posa dans une soute étroite.

Kari s’apprêtait à réitérer sa proposition mais s’en abstint, se contentant d’observer Jace, qui tournait et retournait dans tous les sens le container entre ses mains, comme pour percer le secret de son contenu. Bien qu’il ne s’agît que d’Éther, la substance bleue semblait pourtant fasciner le mage.

Après quelques instants de silence, celui-ci revint enfin à la réalité et lança : « Je vous prie de m’excuser. Vous disiez ? »

Passons, se dit-elle et, au lieu de répéter sa proposition, demanda : « La piraterie, ce n’est pas votre style, n’est-ce pas ? »

La bouteille s’immobilisa entre les mains de Jace, et il sourit. « Vous croyez ? Et, selon vous, quel serait plutôt mon style ? »

« Eh bien, commença Kari en se penchant en avant, les coudes appuyés sur les genoux, en posant sur Jace un œil inquisiteur, pas la flibuste, en tout cas. »

« Sans doute que non, mais, justement, qu’est-ce que c’est, être pirate ? Pour quelle raison avez-vous, vous-même, choisi cette voie ? »

« Pourquoi choisit-on une carrière plutôt qu’une autre ? objecta Kari, dans un haussement d’épaules fataliste. Simplement, je ne m’imagine pas d’autre vocation. Je suis prête à tout pour que ce navire continue de voler, et cet Éther devrait largement suffire à m’assurer l’accès au ciel pendant au moins quelque temps encore », déclara-t-elle en frappant du poing le panneau de la caisse qui lui servait de siège.

Jace reposa la bouteille d’Éther à sa place comme s’il la découvrait soudain empoisonnée. « Vous avez l’intention de céder cette cargaison aux renégats moyennant paiement ? s’insurgea-t-il. Soyons clairs : si je vous ai accompagnée, c’est dans l’espoir que vous nous aidiez à renverser la situation. Je n’ai pas d’objection à vous assister dans vos affaires, mais sachez que je suis ici avant tout pour Tezzeret. »

Son ton était un peu trop sermonneur au goût de Kari, surtout à bord de son propre navire. « Écoutez, Jace, Pia et moi sommes très proches. C’est un peu une mère pour moi, aussi me connaît-elle suffisamment pour savoir que combattre pour la liberté ne m’intéresse guère, et encore moins sans contrepartie financière. Je défendrai la cause des renégats car elle est juste, mais comprenez bien qu’un vaisseau comme celui-ci, sans même parler de toute une flotte, ne saurait naviguer sans énergie, déclara-t-elle en ponctuant ses propos d’un nouveau coup de poing sur l’une des caisses. Voilà ce que c’est qu’une existence de pirate ! »

Elle sentait le feu lui monter aux joues et savait s’être emportée plus que de raison, aussi prit-elle une profonde inspiration avant de poursuivre : « Demain, juste avant l’aube, j’organiserai la livraison avec l’une des camarades de Pia. Vous devriez m’accompagner. »


On les appelait les Volières. Kari avait expliqué à Jace qu’il s’agissait d’un ensemble de hangars perchés sur les toits de certains des bâtiments les plus élevés de Ghirapur. Quand elle était enfant, elle y passait ses journées, à regarder les vaisseaux aller et venir. C’était un enchevêtrement de passerelles et d’escaliers reliant tout un réseau d’espaces de stockage et d’ateliers, dont la taille allait du plus exigu au plus vaste. Pour Jace, cette structure ressemblait à une fourmilière retournée.

Dans l’obscurité précédant l’aurore, seul brillait dans le ciel un cirrus d’Éther qui s’étirait sur des kilomètres en dessinant un crochet contigu à la cité. Jace remercia ce courant providentiel, car sa luminescence bleu pâle lui permettait de discerner les méandres du trajet tortueux qu’ils suivaient à travers ces Volières.

Soudain, il vit une lumière jaune orangé apparaître devant Kari, à la hauteur de sa tête et marquant une porte. Par réflexe, il prépara dans son esprit le sort dont il s’était servi la veille, lors de leur rencontre avec le vaisseau du Consulat, et se tint prêt à les camoufler tous les deux si nécessaire, puis il attendit, tous les sens aux aguets. Il entendit alors la voix assourdie de Kari couvrir la plainte continuelle du vent : « C’est vous, Ukti ? »

« Kari ? répondit une inconnue à la voix rocailleuse et bourrue, mais sans franche hostilité, disposition que Jace confirma grâce à un rapide sondage télépathique. Je suis surprise de vous voir ici. »

« Pourquoi donc ? Que s’est-il passé ? » s’inquiéta la pirate.

« Le groupe de Pia s’est vu bouté hors du Centre d’Éther et s’est dispersé aux quatre vents. Certains ont réussi à nous rejoindre, mais pas ceux que vous êtes venue voir. »

« Montrez-moi qui est là », lui intima Kari. La porte s’ouvrit alors sur une naine âgée et ridée mais gaillarde.

Jace suivit la flibustière dans une vaste pièce, basse de plafond. La pénombre qui y régnait, due aux rideaux tirés sur les larges fenêtres qui l’entouraient, lui laissa néanmoins apercevoir des tables en métal, rondes et nues, ainsi que des chaises, le tout agencé comme dans une taverne.

« Nous sommes au Décollage immédiat, l’informa Kari. C’est un restaurant doublé d’un club, réservé aux aéronautes. Mes parents m’y ont amenée quelquefois quand j’étais gamine. »

« Mais vous êtes toujours une gamine, Kari, protesta Ukti. La piraterie, est-ce une vie pour une enfant de quinze ans ? »

« Oui, c’est ma vie à moi ! » répliqua Kari d’une voix suave, comme si elle avait déjà fourni cette réponse des dizaines de fois, sans s’embarrasser de plus amples explications. Durant quelques instants de palpable tension, la pirate et la naine soutinrent chacune le regard provocateur de l’autre.

Finalement, Ukti renifla, avant de faire demi-tour pour les guider à travers la salle, en repoussant certaines chaises sous les tables, jusqu’à un cellier dont les rayonnages dégageaient un tel bouquet d’odeurs multiples et variées qu’on aurait pu les croire pleins alors qu’ils étaient en réalité dégarnis. Ukti s’y avança, jusqu’à atteindre une étagère à épices vissée contre le mur, face à l’entrée, derrière laquelle elle actionna apparemment un mécanisme, puisque son geste déclencha une série de cliquetis sourds. Ensuite, elle poussa sur le coin du présentoir, qui s’ouvrit alors en silence, sur un réduit encore plus sombre, où se dressait une échelle de meunier. Du palier supérieur provenaient des voix étouffées, dont Jace détermina, d’un balayage mental, qu’elles appartenaient à cinq individus.

« Par ici », leur indiqua la naine d’un air résigné.

« Merci, Ukti », lui répondit simplement Kari. Elle posa alors le pied sur la première marche, mais, sans lui laisser le temps d’entamer sa montée, la naine lui saisit le poignet et les regarda intensément tous les deux.

« Écoutez-moi bien, les prévint-elle. Vous faites à présent partie des rares personnes qui connaissent cet endroit. C’est mon sanctuaire, alors respectez mon intimité, et quittez-le dans le même état que vous l’aurez trouvé. »

Jace s’engagea dans l’escalier à la suite de Kari. Derrière lui, Ukti refermait la porte dérobée, le réduit n’étant plus alors éclairé que par la lumière qui provenait de l’ouverture circulaire découpée dans le plafond, là où aboutissaient les marches. Tandis que ses pieds négociaient prudemment chaque degré, Jace repensa à son propre sanctuaire sur Ravnica. C’était dans ce refuge qu’il s’échappait au fardeau de ses responsabilités de Pacte des Guildes, et il comprenait donc fort bien l’importance d’un tel havre pour qui avait besoin de s’isoler des turpitudes du monde.

En passant la tête par le seuil, il découvrit une pièce bien trop exiguë pour le nombre de ses occupants du moment. Un comptage rapide lui confirma son recensement télépathique, et, avec Kari qui l’avait précédé, six personnes occupaient ainsi un espace pourtant à peine plus grand que l’économat qu’ils venaient de traverser. Cette impression de confinement était renforcée par le fait que tous parlaient en même temps, chacun semblant mener plusieurs conversations à la fois, et, au centre de toute cette agitation se trouvait son accompagnatrice, assiégée de questions. Face à cette cacophonie de voix parlées et pensées, Jace dut se concentrer pour négocier la dernière marche sans tomber. Il ne l’avait pas encore franchie, quand une large main gantée sembla surgir du petit groupe pour se tendre vers lui, accompagnée d’une mise en garde : « Attention, cette marche est traître. Prenez ma main. »

Il obéit, et une poigne énergique le hissa dans la petite pièce.

Il reconnut alors la voix de Kari qui lui disait : « Entrez donc, Jace. » Celle-ci joua des coudes pour le rejoindre tandis que lui-même promenait son regard pour inspecter l’endroit où il avait abouti : pas une parcelle des murs qui ne fût recouverte de ce que Jace finit par identifier comme de l’équipement d’aviateurs, dont certaines des pièces semblaient très anciennes. Sur sa gauche, une étagère métallique fixée au mur servait de poste de travail, et elle aussi était garnie d’une multitude de brimborions de métal et d’instruments de navigation. Dans l’angle opposé, quelqu’un était installé dans un vieux fauteuil défraîchi et, de l’autre côté de la pièce, se trouvait un siège identique, mais inoccupé celui-là.

« Je ne vois pas comment je pourrais entrer davantage », finit par répondre le mage.

« Ah bon ? » s’esclaffa Kari en passant un bras sur son épaule, avant de s’adresser à l’assemblée : « Charognards ! » Les conversations se turent immédiatement, et tous les regards convergèrent vers Kari. « Je vous présente Jace. Il est ami de Victoire Renégate, et donc également des miens. Il possède de nombreux talents et un bel avenir de contrebandier. »

Quand les discussions reprirent, Jace constata qu’il en était devenu l’objet. Kari relata leur piraterie de la veille, puis passa aux présentations : leur groupe s’appelait les Charognards de la course. À l’origine, il s’agissait d’une société d’aéronautes qui organisait des courses à travers toute la ville. Toutefois, dès l’entrée en vigueur des mesures liberticides du Consulat, ses membres avaient décidé d’endosser un rôle politique. C’est ainsi qu’ils s’étaient retrouvés au Centre d’Éther aux côtés de Pia, la veille, lorsque celui-ci était retombé aux mains du pouvoir.

« Écoutez, les interpella Kari, je dois effectuer une livraison aujourd’hui, mais on dirait que la situation est un peu plus compliquée que je ne l’espérais. Est-elle vraiment si grave ? »

Une naine se leva. Une écharpe rouge brodée de spirales violettes lui ceignait le cou, et un tatouage blanc lui barrait l’œil droit, du front à la joue. Elle déclara s’appeler Dépala, avant d’ajouter : « Les consulaires tiennent toute la zone qui va de Vive-Soudure à la Tour d’Éther. Ils se déploient à partir du Souverain des cieux », précisa-t-elle.

« Le Souverain des cieux », répéta Kari pensivement.

« C’est cela, confirma Dépala avec un hochement de tête. Venez voir. Laksha, montrez-leur. »

Celle à qui Dépala s’était adressée se retourna et fit glisser sur le côté une trappe en forme de roue dentée. Jace ne l’avait pas remarquée au cours de son inspection de la pièce, mais il s’agissait d’une porte très basse qui ne dépassait pas, en hauteur, la poitrine de la dénommée Laksha. Celle-ci dut d’ailleurs se courber pour la franchir. « Venez », invita-t-elle, mais Jace, Kari et Dépala, incapables d’entrer à deux et encore moins à trois de front, se pressèrent autour de la trappe pour regarder Laksha, à présent penchée au-dessus d’un appareil, lui-même fixé à un minuscule balcon sur lequel s’ouvrait ce grenier. Elle ne sembla pas remarquer qu’ils ne l’avaient pas suivie.

« Voilà, voyez par vous-mêmes », enjoignit-elle avant de reculer pour rejoindre l’autre pièce. L’appareil était constitué d’un ensemble de lentilles optiques fixées sur un châssis en laiton et pointées vers l’extérieur. Quand arriva le tour de Jace de se faufiler par l’ouverture et de regarder dans l’oculaire, il constata qu’un seul et même objet immense occupait tout son champ de vision. Il ne pouvait s’agir que du fameux Souverain des cieux. Le gigantesque vaisseau-amiral occultait le ciel, sombre et menaçant comme un nuage d’orage. Dans la lueur naissante de l’aube, le télépathe discerna les nombreux appareils plus petits qui lui servaient d’escorte et qui orbitaient autour de lui.

Quand il rejoignit le groupe, il vit Dépala hocher la tête de découragement. « Le Cœur de Kiran ne parviendra jamais à forcer le barrage dressé par ce monstre », conclut-elle. Suite à quoi un silence consterné s’installa, troublé seulement par le bruit que fit la trappe circulaire quand Laksha la referma.

La naine finit par reprendre la parole : « Kari, nous essayons de trouver un moyen de gagner du temps pour permettre au Cœur de Kiran de décoller. C’est en effet notre meilleure chance de capturer la Tour d’Éther, mais le blocus du Consulat cloue les renégats au sol. Même l’accès à nos appareils de course nous est interdit. »

« En résumé, vous n’avez pas de plan », déclara Jace.

Dépala eut un geste impatient de la main et s’insurgea : « C’est un problème que nous essayons de résoudre. Il nous faut des navires, c’est aussi simple que cela. »

Même si Jace se reconnaissait incompétent en matière de stratégie aérienne, il se souvint toutefois d’un détail mentionné par la jeune capitaine à l’issue de leur maraudage. « Et qu’en est-il de votre flotte, Kari ? Quand nous étions dans la cale du Sourire du dragon, vous avez bien mentionné une flotte, n’est-ce pas ? »

« Est-ce vrai ? » demanda, avec une note d’espoir dans la voix, l’homme imposant qui avait aidé Jace à entrer dans la pièce.

Kari fusilla le mage du regard et, même si celui-ci eut l’impression d’avoir commis une bévue, il poursuivait néanmoins déjà son raisonnement en posant une autre question : « Pouvez-vous faire passer un message à ces équipages, Kari ? »

« Cela ne servirait pas à grand-chose », répondit l’intéressée. Elle s’appuya alors sur l’étagère qui servait d’établi et baissa les yeux pour contempler ses bottes, visiblement réticente, alors que tous les présents étaient suspendus à ses lèvres. « Ils se trouvent aux alentours de Lathnu, admit-elle enfin, sans pour autant relever la tête, mais ils ne sont pas vraiment en état de voler, actuellement. Le Souverain des Cieux est exactement tel que vous l’avez décrit, Dépala : un monstre. Conçu pour traquer les pirates, il s’est très largement acquitté de cette mission, puisque, de toute ma flotte, seul le Sourire du dragon lui a échappé. Le reste est éparpillé en un million de petits morceaux dans les rues du village qu’il a détruit pour nous atteindre. »

Kari pointa alors du doigt en direction du vaisseau-amiral, comme si elle le voyait au travers des murs. « J’ai dû me contenter de regarder ce léviathan s’éloigner tranquillement, comme un bateau de croisière. »

De nouveau, le silence se fit dans la pièce, puis Jace s’approcha de Kari. « Votre flotte comptait-elle de nombreux appareils ? » lui demanda-t-il.

« Quatorze, le Sourire du dragon compris. »

« Et vous connaissiez bien chacun d’eux ? »

« Oui, très bien, répondit-elle en lui lançant un regard interrogateur. Pourquoi ? »

Jace s’autorisa un sourire avant de s’écrier : « Alors, il n’y a pas un instant à perdre : j’ai une idée ! »


Durant la nuit, le courant d’Éther s’était approché de la cité, amenant avec lui le groupe de baleines que Kari avait aperçu la veille, après leur mystification. Les phalanges serrées sur le bordage tribord, penchée par-dessus le bastingage, elle observait ces géants rassemblés sous le flanc de son navire. La gueule grande ouverte, les baleines avalaient à tour de rôle de grandes mèches d’Éther, tandis que la myriade de taches qui émaillaient leur corps scintillaient dans la douce lueur bleue.

Depuis sa position, Kari embrassait du regard toute la ville. Un coup de vent ramena soudain sur son épaule droite les mèches les plus longues de sa coupe asymétrique. Surpris, Ragavan se réfugia alors précipitamment de l’autre côté, dans une rafale de crachotis irrités. Sous la quille du vaisseau, des nuages vaporeux recouvraient la presque totalité du paysage en contrebas, et les quartiers visibles au travers de ce voile prenaient un aspect irréel.

Même à cette altitude, elle apercevait la flèche à double assise qui surplombait toutes les autres structures de la ville : la Tour d’Éther. Les appareils qui patrouillaient autour d’elle pour la protéger étaient si nombreux qu’ils semblaient en nimber le faîte. Kari avait beau se concentrer pour tenter de discerner de quels types de vaisseaux il s’agissait et de quels armements ils disposaient, son attention était, à chaque fois, immanquablement captée par la masse qui dominait le ciel, entre la Tour et Vive-Soudure : le Souverain des cieux.

Il leur suffirait de forcer le gigantesque navire à quitter momentanément sa position stationnaire pour permettre au Cœur de Kiran des renégats de s’engouffrer dans la brèche ainsi ménagée, afin de lancer l’assaut contre le Grand Consul, à l’intérieur du bâtiment. Leur plan consistait donc rien moins qu’à attirer le vaisseau-amiral du Consulat vers eux ! Pour Kari, cette stratégie équivalait à lui demander d’accueillir à bras ouverts ce navire dont il lui semblait qu’il l’avait poursuivie à travers le monde. Elle prit soudain conscience à quel point l’air était rare et froid à cette altitude, mais en conçut plus de contentement qu’à la perspective d’un nouvel affrontement avec le Souverain des cieux.

D’un autre côté, la pirate en elle exigeait réparation pour la destruction de sa flotte. Ce désir de revanche faisait d’ailleurs monter en elle une colère qui, franchissant presque malgré elle la digue de ses dents serrées, résonna comme un défi : « Ainsi, tu te prétends souverain des cieux ? lança-t-elle alors à l’adresse du vaisseau ennemi avant de regarder à nouveau les baleines et leur vol d’une grâce impériale. Je ne suis pas persuadée qu’elles soient d’accord. »

Ensuite, elle se dirigea vers la cale pour y retrouver ses hommes, débout sur deux rangs face à face. Avec la cargaison qui occupait la majeure partie de l’espace disponible, elle s’y sentit à l’étroit.

Le commando se composait de sept membres de l’équipage du Sourire du dragon et de cinq Charognards de la course, chacun portant sur le dos un propulseur autonome : hélipack ou bien ptéropack.

Kari arpenta l’étroite allée entre les deux rangées, distribuant au passage quelques signes de tête d’encouragement, puis brandit son épée au clair et les harangua : « Écoutez-moi ! Votre tâche consiste à attirer l’attention sur nous, autrement dit à causer un tel chambard que leur vaisseau-amiral ne puisse que vous remarquer. Vous pensez être à la hauteur ? » La question fut accueillie par des cris et rires d’acquiescement. « Parfait. N’oubliez pas : notre navire s’appelle le Sourire du dragon et, aujourd’hui, chacun d’entre vous est l’une de ses dents. Il est grand temps de montrer au Consulat à quel point ses crocs sont acérés ! »

Les acclamations la suivirent tandis qu’elle remontait de la cale et l’accompagnèrent jusqu’à la timonerie.

À leur départ des Volières, ce matin-là, Depala lui avait annoncé sans détour qu’elle tenait à piloter le Sourire du dragon durant l’opération. Quand Kari lui avait demandé pour quelle raison elle devrait lui céder les commandes, la naine avait simplement répondu que c’était là sa place, ce qui était probablement le cas. Kari l’avait en effet déjà vue participer à des courses, et Dépala comptait indubitablement au rang des meilleurs pilotes de Ghirapur.

Ce que la pirate ne lui avait pas dit, c’était qu’elle avait eu de toute façon l’intention de lui confier la barre avant même sa demande. Quand elle pénétra dans le poste de pilotage, elle ne put donc retenir un sourire en voyant la naine déjà installée aux commandes. Derrière elle, Jace s’attachait à son siège.

Kari déposa Ragavan en lieu sûr, dans un renfoncement situé au-dessus du gouvernail. Après s’être assise et sanglée, elle demanda : « Vous êtes prêts, tous les deux ? »

« Vous n’avez plus qu’à donner le signal », répondit Dépala.

« Jace ? » s’enquit la jeune femme en tournant son siège vers l’intéressé.

« S’il s’agit d’une question fermée, j’imagine que ma réponse est affirmative. En revanche, si elle est ouverte, je… »

« En route, Dépala, coupa Kari en ajustant ses lunettes de vol. Filez comme si tous les asuras du monde étaient à vos trousses ! »

« À vos ordres, capitaine ! » répondit la naine avant de s’adresser à l’équipage par l’orifice conique d’un tube acoustique qui pendait du plafond : « C’est parti ! » Dans un murmure allant de l’aigu vers le grave, les moteurs finirent par s’arrêter et, avant même que les hélices n’eussent cessé de tourner, le vaisseau s’enfonça. L’air filait sur ses parois et, en quelques secondes, ces stridulations couvrirent tous les autres bruits. Même bien calée au fond de son siège grâce à son harnais, Kari eut l’impression que son estomac lui remontait dans la poitrine, mais c’était là un désagrément auquel elle était accoutumée — de même apparemment que Jace, stoïque et les yeux clos.

Elle jugea bientôt que la chute arrivait à son terme, que Dépala allait remettre les moteurs en marche d’un instant à l’autre. À travers les hublots de la passerelle, Kari ne voyait que des touffes blanches défilant verticalement et à toute allure sur fond de ciel. Elle devina qu’il s’agissait de lambeaux des nuages qu’ils traversaient mais comprit aussi qu’ils tombaient trop vite. Quand vous voudrez, Dépala !

Le vaisseau piqua alors du nez, ce qui plaça soudainement son cockpit à la verticale. Tout d’un coup, la ville apparut, se rapprochant à toute vitesse, de même que les superstructures de plusieurs dizaines de vaisseaux du Consulat disposés en formation étagée. Le basculement brutal cloua Kari — et son estomac — au fond de son siège, ne l’autorisant qu’à constater la vague de panique qui déferlait parmi les vaisseaux ennemis en tentant désespérément de s’écarter. « Regardez-moi cette débandade ! » s’écria Dépala dans un rire diabolique.

« Et ces moteurs, Dépala ? » s’enquit Kari d’un ton qui ressemblait davantage à une suggestion.

« Encore un instant, lui indiqua la pilote sur un ton si exalté que la jeune capitaine se demanda s’il fallait s’en inquiéter. Et… » D’un geste vif, la naine actionna le levier de mise en route des machines. Le vaisseau obéit, comme Kari l’avait prévu, et elle sentit enfler la douce vibration harmonique de ses quatre rotors.

Le Sourire du dragon traversa les premières couches de vaisseaux consulaires en plongeant dans la trouée qui venait de s’ouvrir dans leurs rangs. « Et voilà ! » s’écria Dépala. Elle tira alors sur le manche à balai, et le vaisseau se redressa dans une remontée en épingle à cheveux, qui l’arracha à sa chute libre, pour se retrouver au beau milieu de la flotte consulaire, obligeant sa pilote à esquiver les appareils ennemis, toujours éparpillés après leur mouvement de panique.

La mission de Kari et de son équipe pouvait enfin commencer. « Restez à leur niveau jusqu’à ce que nous nous soyons déployés, demanda la pirate à la naine. Il y a moins de chances qu’ils n’ouvrent le feu s’ils risquent de toucher leurs propres appareils. »

« Pas vraiment le choix de toute façon, grogna Dépala. Ils nous encerclent de toutes parts. Si vous voulez faire intervenir l’équipage, agissez sans tarder. »

Kari déverrouilla son harnais et reprit : « Tout cela n’aura servi à rien si nous n’attirons pas sur nous l’attention du Souverain des cieux. Approchez-vous d’aussi près que vous le pouvez. » La jeune capitaine se leva alors de son siège et se pencha au-dessus du tube acoustique. Ses mots résonnèrent dans le tuyau qui courait à travers les coursives, pour atteindre son équipage entassé dans la soute : « Tenez-vous prêts, là-dessous : dès que la trappe s’ouvrira, déployez-vous ! Soyez comme un essaim d’abeilles : harcelez-les de toutes parts ! »

L’espace d’un instant, seul le silence lui répondit, puis une voix fluette se fit entendre dans le tube acoustique : « Des abeilles, capitaine ? Mais vous veniez de dire que nous étions des dents, des crocs acérés. Sauf votre respect, capitaine, qu’en est-il, en définitive ? »

Ses hommes avaient suffisamment le moral pour la brocarder, voilà qui était de bon augure. « Alors disons… Des abeilles avec des crocs acérés. Qu’en dites-vous ? »

« Ils vont avoir la peur de leur vie », répondit la petite voix.

Kari s’apprêtait à répondre « Parfait », mais elle ne put émettre qu’une exclamation inintelligible quand le vaisseau vira de bord, si brutalement qu’elle n’eut que le temps de se cramponner au dossier du fauteuil de capitaine. « Si vous pouviez me prévenir, la prochaine fois, j’apprécierais », grommela-t-elle en se penchant par-dessus l’épaule de Dépala.

« Ce n’est pas gagné, capitaine, répliqua la pilote en lançant le vaisseau dans une montée en chandelle ponctuée d’une forte gîte. Regardez un peu. » Il lui fut inutile de pointer du doigt ce dont elle parlait car, quand ils émergèrent enfin de leur trajectoire d’évitement, une seule chose occupait tout le champ de vision de Kari : l’imposante carlingue du Souverain des cieux. Le vaisseau-amiral était suspendu dans les airs, pratiquement statique entre deux immeubles, comme un oiseau de proie perché sur une branche invisible.

« Le voilà donc », constata la capitaine d’un ton détaché, mais en étrécissant les yeux.

Elle se retourna vers l’illusionniste, toujours immobile dans son siège, mais les paupières closes et plissés, et aussi pâle qu’une statue de marbre. Elle dût le reconnaître : il supportait bien mieux les acrobaties aériennes qu’elle ne l’aurait cru. « Jace ? Jace ! » Quand il ouvrit les paupières, elle lui lança : « Vous êtes toujours avec nous ? »

Il répondit d’un hochement de tête affirmatif. « Vous pourrez compter sur moi dès que nécessaire », élabora-t-il.

« Je l’espère bien. En attendant, il faudrait que vous ouvriez la trappe de la soute pour laisser sortir l’équipage : tournez cette manette à fond », lui intima-t-elle en indiquant une roue métallique fixée juste au-dessus de lui. « Ragavan, avec moi ! » Le singe la rejoignit rapidement en s’accrochant à un filet tendu contre la paroi et, lorsqu’il se retrouva sur son épaule, Jace s’était attelé à sa tâche.

« Où allez-vous ? » lui cria-t-il pour couvrir le grincement de la manette, décidément récalcitrante.

Elle enfila un propulseur dorsal, forçant Ragavan à quelques pas de danse pour en éviter les courroies du harnais. « Je vais monter pour m’assurer que personne ne pose le pied sur le pont », annonça-t-elle en bouclant la dernière sangle autour de sa taille. Elle fit alors demi-tour et s’éloigna au pas de course, ses bottes claquant sur les panneaux métalliques de la coursive principale, puis sur les marches d’une rampe presque verticale. Arrivée au sommet, elle se hissa dans un passage bas de plafond et voûté, qui s’ouvrit rapidement sur une scène d’anarchie débridée, celle-là même que son aéronef avait provoquée.

Surgissant de toutes les directions, des vaisseaux frôlaient en effet celui-ci à toute vitesse, tant et si bien que Kari eut l’impression de se déplacer au ralenti, au beau milieu d’un décor où tout se déroulait en accéléré ou encore de se trouver dans les rouages d’un jouet mécanique frénétique, que quelqu’un aurait remonté à bloc. Si la vitesse ne la grisait plus depuis longtemps, il lui fallut cependant admettre que Depala réussissait à pousser le Sourire du dragon à des accélérations qu’elle-même n’était encore jamais parvenue à lui faire atteindre.

Elle n’a pas intérêt à me casser mon vaisseau ! bougonna-t-elle.

Parvenue à la poupe, elle s’aperçut que la cabine, dans son dos, la protégeait heureusement des rafales de vent les plus violentes. Elle s’arrima au bastingage au moyen d’un filin, lui-même accroché au treuil fixé sous son ptéropack. Ensuite, elle se pencha, juste à temps pour voir les premiers membres de son commando s’élancer depuis la soute, à présent béante comme une gueule ouverte. Ils sortirent par groupe de deux ou trois, jusqu’à se retrouver tous les douze dans les airs, emportés chacun par son propulseur.

Bien joué, Jace, pensa-t-elle.

Merci, répondit le télépathe, dont il parut à la jeune femme, un instant décontenancée, qu’il lui murmurait à l’oreille et qu’il se tenait à son côté, voire qu’il l’avait accompagnée depuis le poste de pilotage. La manette m’a donné du fil à retordre !

Bon sang, Jace ! émit-elle en pensées. Depuis combien de temps vous cachez-vous dans ma tête ?

Loin de moi l’idée de me cacher, je voulais simplement vous prévenir que j’avais accompli ma tâche.

Les yeux de Kari passaient d’un groupe de ses hommes à l’autre, les regardant traverser les lignes ennemies, effectivement comme un essaim d’abeilles enragées, puis elle s’adressa de nouveau à Jace : Si vous voulez bien refermer la trappe de la soute, maintenant. Ensuite, restez à portée de pensées et, quand je vous en donnerai l’ordre, vous savez ce que vous devrez faire.

Bien entendu.

Vous vous souvenez de tout ce que je vous ai montré ?

Dans les moindres détails, oui.

Eh bien, espérons ne pas avoir besoin d’en arriver là, ajouta Kari en observant un appareil du Consulat se mettre à tournoyer, hors de contrôle, touché par le harpon qu’un vaisseau voisin avait lancé contre deux de ses hommes mais qui avait raté sa cible. Ensuite, à tribord, trois appareils ennemis se percutèrent alors qu’ils poursuivaient l’un de ses commandos, une Charognarde de Dépala, à en juger par sa mise.

« Tout se déroule à la perfection, n’est-ce pas, mon joli prince ? » demanda Kari à Ragavan en le caressant de la joue. Celui-ci trilla pour exprimer son approbation pendant que la jeune pirate dressait mentalement un bilan de situation : Forcer le blocus ? C’est fait. Semer le chaos dans la formation du Consulat ? Fait aussi.

Le souffle d’une explosion au-dessus de sa tête l’interrompit dans ses pensées. Sous l’impact, Ragavan et elle roulèrent sur le pont et, tout en maintenant un bras levé pour se protéger le visage, Kari leva les yeux, pour voir un éthérien de son commando propulsé hors d’un nuage de feu, seuls restes d’un appareil du Consulat.

Dans sa chute, l’éthérien adressa à Kari un petit salut de la main, juste avant d’atterrir brutalement sur un autre appareil consulaire.

« Causer une pagaille sans nom ? Exactement, Ragavan : c’est fait également », se réjouit Kari tandis que le Sourire du dragon poursuivait son gymkhana parmi les vaisseaux consulaires. « Pourtant, ce n’est pas suffisant : le vaisseau-amiral, le seul navire qui compte vraiment, n’a pas bougé d’un iota et rien de tout cela n’aura servi à quoi que ce soit si cette enclume volante ne se met pas à notre poursuite…

« Aïe ! » protesta Kari en portant la main à la mèche de cheveux que Ragavan venait de lui tirer avec force. Le singe hurlait en lui désignant du doigt les rues qu’ils survolaient.

« D’accord, tu as toute mon attention. » Des douzaines d’argousins du Consulat, eux aussi équipés de propulseurs dorsaux ou montés sur des motos volantes, se joignaient au combat. La plupart prirent position en défense des vaisseaux, mais pas tous.

Vous avez vu, Kari ? s’enquit Jace. Depala a repéré tout un groupe en propulseurs autonomes qui s’approche pour nous intercepter.

Je les vois : ils sont six, confirma la jeune femme tout en tirant sur son câble pour vérifier qu’il était bien fixé. Peut-on les semer ?

Dépala dit qu’elle va faire son possible.

Kari dégaina alors son épée et lança : « Mon joli prince — ce n’est pas à vous que je parle, Jace —, sus à l’ennemi ! » Ragavan se recouvrit les yeux de ses lunettes de protection et se précipita dans une poche ménagée dans le creux situé entre les omoplates de sa maîtresse et son ptéropack. « Il est l’heure de nous jeter dans la mêlée ! »

Avant que les trois premiers argousins n’aient pu se hisser à bâbord, Kari avait déjà pris son envol. Les ailes mécaniques de son propulseur bourdonnaient bruyamment en la transportant d’un bout à l’autre du pont, son filin se déroulant derrière elle dans un sifflement.

Les trois consulaires portaient des propulseurs quadrirotors, identiques, et étaient armés de lance-filets réglementaires du Consulat, qu’ils serraient contre leur poitrine. Kari n’allait pas attendre de se faire malmener par ces gougnafiers ; elle les accueillit donc sur son navire avec toute l’hospitalité qui sied aux pirates : elle fonça droit sur eux.

Son intention n’était toutefois pas de les atteindre, mais de les dépasser. Comme elle s’y attendait, les soldats se dispersèrent en la voyant arriver et elle put ainsi traverser le groupe sans encombre, jusqu’au-delà du bastingage, son câble traçant comme une ligne qui sépara deux d’entre eux du troisième. Kari en profita pour faire demi-tour et contourner ainsi le duo. Avant que le filin ne se détende, elle le bloqua avec le frein du treuil et retourna vers son navire.

« Cramponne-toi, Ragavan ! » cria-t-elle à l’instant où son câble frappait l’un des consulaires en pleine poitrine dans un claquement retentissant, catapultant simultanément la jeune pirate dans son coéquipier, un nain ébahi qui n’eut pas le temps de lever son arme. Entraînant à leur suite le premier argousin, Kari et le nain atterrirent avec fracas sur le pont. Sous le choc, leurs armes glissèrent hors de portée, et les protagonistes s’empoignèrent alors dans une cohue d’ailes et d’hélices, tandis que le navire tanguait autant qu’il roulait.

Un bruit sec retentit quand le coude de Kari percuta la joue du nain, qui resta étourdi un bref instant, ce dont elle profita pour l’envoyer voltiger et, tout de suite après, pour reprendre l’air.

Le premier des soldats du Consulat venait tout juste de se dépêtrer du câble avec l’aide du troisième quand Kari les heurta violemment, les faisant tomber comme des quilles.

La bataille n’était cependant pas terminée, car trois autres argousins arrivaient en renfort de leurs camarades. L’un d’entre eux, une femme visiblement gradée, descendit pour se placer en vol stationnaire au-dessus de Kari.

Art by Dan Scott
Patrouille des tours | Illustration par Dan Scott

Kari s’adressa télépathiquement à Jace : Du nouveau ?

La réponse ne se fit pas attendre : Non, le Souverain des cieux n’a toujours pas bougé. Comment cela se passe, là-haut ?

« Capitulez ! » ordonna l’officière.

Moins bien que je l’eusse espéré, pensa Kari à l’intention de Jace. Pensez-vous pouvoir jouer votre rôle ?

Juste un instant, lui répondit le mage.

Kari fit alors un pas en direction de l’officière et s’écria : « Allez dire à vos Consuls que moi, Kari Zev, capitaine du Sourire du dragon, ai armé ma flotte pour reconquérir cette cité. » C’est quand vous voulez, Jace…

Il se produisit alors un éclair de lumière bleue, et l’officière ne formula jamais la réponse qu’elle s’apprêtait à faire, muette de stupéfaction face au spectacle qui s’offrit à ses yeux, celui d’une armada de vaisseaux volants apparaissant de derrière les immeubles — et non pas des appareils du Consulat, mais des bateaux pirates !

Ils évoluaient par groupes de deux ou trois et, tout comme les argousins qui l’encerclaient, Kari ne put que les observer sans réagir, subjuguée pour sa part, car elle connaissait chacun d’eux : le Marteau de cuivre et le Démon de Vahd, le Vent glacial et le Cerf-volant, ainsi que tant d’autres. Il en sortait de partout ! Elle aperçut même le Coursier du soleil. Bien sûr, son ancien navire se devait d’être là. Sa flotte lui était revenue ! Les navires qui la composaient se positionnaient à présent au-dessus d’une esplanade, afin de sembler protéger leurs flancs par le rempart des bâtiments adjacents. Un instant, le Sourire du dragon était seul, et voilà qu’il se retrouvait entouré de dizaines de vaisseaux amis. Ce n’était qu’une chimère, elle le savait bien, créée grâce aux souvenirs qu’elle avait communiqués à Jace, mais l’important était que les forces du Consulat se croient en état de sévère infériorité. Les argousins partageaient apparemment son sentiment car, tout autour d’elle, ils battaient en retraite dans la direction opposée à celle de la flotte pirate.

L’officière ne les imita cependant pas. Son regard alla de Kari à l’armada, puis dans le sens inverse, et, sans laisser à cette dernière le loisir de lui lancer une nouvelle bravade, elle déclencha son lance-filet en direction de la capitaine. La soudaineté de son geste prit Kari de court et, l’espace d’un court instant, elle resta pétrifiée tandis que les rets se déployaient pour la capturer.

Heureusement, Ragavan avait bondi de la poche, entre ses épaules, utilisé le crâne de Kari comme tremplin et s’était élancé dans le filet, pour s’y retrouver instantanément prisonnier, mais en sauvant sa maîtresse. Incapable de contrôler sa chute, le singe s’affala sur le pont, sans la grâce dont il était coutumier.

Dans la seconde qui suivit, l’officière s’envola, emportant avec elle le filet et le « petit prince ».

« Ragavan ! » hurla Kari en se précipitant à sa suite. En l’espace de quatre foulées, elle ramassa son épée qui gisait sur le pont et sauta par-dessus bord, puis, tout en remettant en marche les ailes de son propulseur, elle trancha de sa lame le câble qui la retenait au bastingage.

Kari prit en chasse l’officière, et la distance qui les séparait s’amenuisa rapidement. S’approchant de sa cible en volant plus bas qu’elle, la jeune pirate constata que Ragavan était toujours coincé dans le filet désormais attaché à la taille de la soldate. « Tiens bon, mon joli prince. Je viens te chercher ! » murmura-t-elle en souhaitant presque que le singe bénéficiât lui aussi des pouvoirs télépathiques de Jace.

Kari agrippa l’officière par en dessous et, sans lui laisser le loisir de lui échapper, l’empoigna de manière à se retrouver face à elle, toujours en plein vol. La consulaire tenta de lui faire lâcher prise, mais elle la ceintura de ses jambes.

« Lâchez-moi ! » tempêta la soldate.

« Pas avant que vous ne me rendiez mon singe ! »

« Vous allez nous tuer toutes les deux, malheureuse ! »

Kari accueillit cette funeste prédiction d’un simple clin d’œil, avant de planter son épée dans le tournoiement de l’une des quatre hélices qui propulsaient son adversaire. Une série de petites explosions et quelques gerbes d’étincelles accompagnèrent les derniers instants de l’appareil, dont les pales éclatèrent. Aussitôt, les deux jeunes femmes se mirent à voler de manière saccadée, ce qu’aggravaient encore les manchettes que l’officier faisait pleuvoir sur Kari.

Celle-ci parvint néanmoins à tenir bon et asséna un coup de tête féroce dans la mâchoire de la consulaire. Une douleur cinglante lui envahit le crâne, mais les horions cessèrent, et Kari parvint à reprendre un semblant de contrôle sur leur trajectoire. Les hélices intactes de l’officière leur imprimaient une poussée latérale et, même si Kari utilisait son propulseur pour compenser, les deux femmes dessinèrent, enchevêtrées, un demi-cercle qui les ramena vers l’illusion du Coursier du soleil, leur en fit traverser la coque et les emporta par-delà la flotte.


« Kari ne répond plus, constata Jace, les yeux clos afin de ne pas se laisser distraire par le chaos qui régnait à l’extérieur du cockpit. Elle se déplace trop rapidement pour que je puisse atteindre son esprit. »

« Contentez-vous de vous concentrer sur votre projection ! » rétorqua Dépala.

Il n’avait cependant nul besoin qu’on lui rappelât son rôle : sanglé dans un fauteuil situé derrière celui de la pilote, s’il semblait impassible, son esprit s’évertuait pourtant à maintenir l’illusion à grande échelle qu’il produisait à partir des souvenirs puisés dans l’esprit de Kari, auxquels il avait ajouté quelques doublons, afin de rendre l’ensemble plus convaincant. C’était une tâche phénoménale, qui exigeait de lui une concentration formidable et sans faille.

« Si jamais ils comprennent que c’est une illusion, l’équipage du Souverain des cieux ne prendra pas le risque de… » commença Dépala sans néanmoins achever.

Se refusant à ouvrir les yeux, toujours pour la même raison, Jace demanda : « Que se passe-t-il ? »

« Je parie que vous pouvez le deviner », lui répondit la pilote.

En effet, mais il laissa la naine s’expliquer : « Le Souverain des cieux se rapproche pour attaquer la flotte. Si les troupes de Victoire Renégate ne comprennent pas que nous venons de leur ménager une ouverture, j’aurai un ou deux mots à lui dire quand tout ceci sera terminé. »

« Comment nos navires doivent-ils riposter ? » voulut savoir Jace.

« Qu’ils ne bougent pas : il faut que le Sourire du dragon semble n’être qu’un bâtiment de la flotte. »

Soudain, Jace prit conscience d’éclairs de lumière au dehors, captés par ses rétines malgré ses paupières closes. Dans un surcroît d’effort, il tenta faire abstraction de ce stimulus visuel, mais, soudain, tout ce qui l’entourait parut virer au blanc tandis qu’un bruit de tonnerre lui déchirait les tympans. Il se concentra davantage encore sur son illusion afin de l’empêcher de s’estomper, en dépit d’un goût métallique qui lui envahissait la bouche.

Il entendit alors prononcer son nom, comme si on le hélait de très loin. Il y avait de la panique dans cet appel, qui se répétait inlassablement. Il ramena toutefois sa conscience à l’intérieur du cockpit, où le monde paraissait sens dessus dessous et où Dépala l’appelait désespérément.

« Je suis là, Dépala » lui dit-il. Ce n’était vrai qu’en partie, car il lui fallait continuer à maintenir la vision de leur flotte. « Avons-nous été touchés ? »

« Jace, s’écria la pilote, je n’y vois plus ! »

« COMMENT ?! »

« Vous devez prendre les commandes ! »

Même si le vaisseau semblait en perdition, Jace s’insurgea contre l’idée de reprendre la barre, car il ne disposait matériellement pas du temps voulu pour puiser, dans l’esprit de Dépala, toute l’expertise nécessaire à l’exercice. Il préféra donc lui revaloir le service qu’elle lui avait inconsciemment rendu quelques instants auparavant. Durant la chute libre qui leur avait permis de percer le blocus du Consulat, Jace s’était en effet abstrait de toute panique en empruntant la confiance absolue qui habitait Dépala. Il attira ainsi l’esprit de sa pilote vers le sien pour la calmer.

« J’ai retrouvé la vue ! » s’exclama celle-ci et, sans perdre un instant, elle fit reprendre de l’altitude au Sourire du dragon en exécutant une élégante chandelle.

« Qu’est-ce qui vous avait aveuglée ? » s’inquiéta Jace.

« Le canon à éclairs monté sur cette chose ! » répondit la pilote. Au même moment, comme pour illustrer ses propos, l’arme en question tira une nouvelle salve. Cette fois, Dépala vira brutalement pour esquiver l’arc électrique. Pendant ce temps, le Souverain des cieux continuait de lentement s’approcher alors que, de son côté, Jace sentait que lui-même risquait, à tout instant, de perdre la maîtrise de son mirage.

« En dépit de votre fantasmagorie, il semblerait bien que c’est après nous qu’il en ait », commenta Dépala.

« Sans doute parce que ce navire est celui de la capitaine Zev », rappela le télépathe pour justifier cet acharnement.

« Et vous vous sentez de taille à lui annoncer sa destruction ? »


Quand Kari, Ragavan et la consulaire émergèrent de l’autre côté de l’illusion manifestée par Jace, ils étaient toujours engagés dans leur furieuse rixe aérienne. L’officière donnait de farouches coups de pied à la pirate, qui, elle-même, tentait de lui subtiliser le filet où était toujours emprisonné son singe. Ce dernier avait, quant à lui, passé l’une de ses mains à travers les mailles de sa prison et s’occupait à vider consciencieusement les poches de l’officière.

Kari faillit lâcher prise quand la lourde botte de son adversaire l’atteignit juste sous le genou et lui laboura cruellement le tibia. Elle tressaillit et se mordit les lèvres.

La douleur détourna un instant son attention de son ennemie, et elle remarqua alors que leur corps à corps les avait amenés dans un vaste remous d’Éther, où se mouvaient de gigantesques masses. Elle y reconnut les baleines.

Bien qu’il s’agît de créatures ignorantes de toute arrière-pensée ou préjugé, cette considération ne réussit cependant pas à tempérer le sentiment de totale insignifiance qui saisit Kari à cet instant précis. Sa salive lui parut se tarir, et quelques secondes lui furent nécessaires pour s’apercevoir qu’elle contemplait ce spectacle la bouche grande ouverte.

À en juger par ses pupilles écarquillées, l’officière du Consulat était elle aussi en proie à un choc métaphysique. Reprenant ses esprits, Kari profita de cette inattention pour lui arracher le filet de la taille et la repousser vigoureusement.

Elle tenait à nouveau son petit prince contre elle ! L’une des baleines obliqua pour s’approcher d’eux et, un court instant, Kari se retrouva face au mastodonte. Sa gueule semblait n’avoir ni début ni fin, et les crevasses qui lui striaient la mâchoire inférieure avaient la taille de ravines. Pour l’intérêt que semblait lui porter l’animal, Kari aurait tout aussi bien pu n’être qu’un grain de poussière.

Soudain, la voix de Jace la héla. Elle lui paraissait distante, mais il n’y avait pas le moindre doute : le télépathe l’appelait.

Je vous écoute, Jace ! lui répondit-elle.

Le Souverain des cieux se dirige droit sur nous, le Cœur de Kiran n’a toujours pas décollé et nous n’allons pas pouvoir tenir ainsi très longtemps », lui expliqua-t-il. À l’atonie de ses pensées, la pirate devina qu’il était épuisé.

Non, il n’était pas question que le Sourire du dragon connût le même sort que le reste de son ancienne flotte ! Elle adressa un dernier regard à la baleine, fit volte-face et repartit aussi vite que possible en direction de son vaisseau.

Elle s’arrêta cependant presque aussitôt. Ce qui faisait le sel de son existence de pirate lui était soudain apparu : une chance à saisir.

Jace, ouvrez la trappe de la somâtrute, puis dites à Dépala de larguer ma cargaison dès que j’en donnerai l’ordre, puis de prendre rapidement de l’altitude.

Comment, larguer l’Éther ?! Vous ai-je bien comprise ? s’assura Jace, dont les paroles parvenaient à peine à l’esprit en effervescence de Kari.

Ils vont payer pour ma flotte perdue !

En faisant irruption hors de la flotte illusoire, elle se retrouva face au Souverain des cieux. Pendant métallique de la baleine qu’elle venait de laisser derrière elle, il remplissait le ciel.

Nous sommes juste en dessous, Kari, lui annonça Jace. Regardant vers le bas, la pirate vit alors son navire qui s’élevait à sa rencontre.

Larguez la cargaison ! pensa la jeune femme aussi fort qu’elle le put tout en déclipsant les attaches de son harnais. Les caisses s’échappèrent de la soute du navire en pirouettant, éparpillant ainsi toutes les bouteilles d’Éther qu’elles contenaient.

C’est maintenant ou jamais ! Kari dégagea ses épaules des sangles de son propulseur et projeta celui-ci de toutes ses forces vers les conteneurs de verre. Quelques nuées bleues s’épanouirent aux premières bouteilles fracassées et, au fur et à mesure que d’autres volaient en éclats, le nuage enfla et commença à s’étendre en volutes tourbillonnantes. Si avec cela ils ne réagissent pas !…

Sur ce, Kari serra fermement Ragavan contre sa poitrine, atterrit sur le pont du Sourire du dragon, incliné par l’ascension et où elle se mit à glisser sans pouvoir s’arrêter. Ripant et ricochant sur la surface métallique, elle gémit de douleur tant son tibia blessé la faisait souffrir. Finalement, la glissade de la pirate et de son singe s’interrompit brutalement contre le bastingage arrière.

Ne vous approchez pas de l’Éther ! avertit Kari à l’intention de Jace, soulagée de ne pas avoir à fournir l’effort de s’exprimer à haute voix.

Au bout de quelques instants, elle vit la flotte chimérique de Jace — sa flotte à elle — trembloter, puis se dissiper entièrement, pour soudain laisser place à l’une des baleines qui se précipitait, pour l’avaler, vers l’Éther fraîchement libéré, autrement dit tout droit sur le vaisseau-amiral !

Plus petits et plus maniables, les autres vaisseaux du Consulat cédèrent précipitamment le passage au gigantesque animal, laissant le Souverain des cieux isolé, à devoir prouver seul qu’il n’usurpait pas son nom face à la baleine. En l’occurrence, celle-ci l’emboutit alors de plein fouet, prouvant ainsi incontestablement sa prééminence. Le métal grinça en se froissant comme du papier tandis que, de toute l’infrastructure, des panaches de fumée noire s’élevaient dans le ciel. La baleine s’éloigna, imperturbable et royale. De son côté, le vaisseau-amiral du Consulat ballotta un instant comme un ballon de baudruche, avant de gîter puis de plonger lentement vers le sol.

« Viens regarder avec moi, mon joli prince », suggéra Kari en tirant Ragavan du filet pour le placer sur son épaule. Éreintée, elle s’appuya sur le bastingage pour assister à l’agonie grinçante du monstre de métal.

« Il serait sans doute plus prudent de ne pas s’attarder », se dit-elle. Elle allait donner les ordres à cet effet, quand la voix de Jace retentit de nouveau dans sa tête, bien plus fringante que lors de leurs derniers échanges : C’est vous, notre sauveuse, Kari ?

Voyons, Jace, c’est la baleine. Je frappe dur, certes, mais pas à ce point-là.


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Profil du Planeswalker : Jace Beleren
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