Histoire précédente : Audace

Des années avant l’arrivée des Sentinelles sur Amonkhet, le destin de trois enfants eut des répercussions inattendues sur le sort de ce plan.


Elle le trouva au bord du fleuve, les pieds dans l’eau.

Daze
Hébétude | Illustration par Richard Wright

À son approche, des grues s’envolèrent en craquetant, trahissant sa présence. Alerté par le bruit, il se retourna, et la découvrit au milieu des roseaux, chaussée de sandales, pieds écartés, les mains sur les hanches, un large sourire aux lèvres.

« Tu as peut-être réussi à sortir en douce sans réveiller les autres, Nakht, mais, à moi, tu ne peux pas m’échapper », dit-elle d’une voix qui couvrait sans effort la distance qui les séparait.

Le jeune avemain agita délicatement ses ailes, submergé par le bonheur palpable de la petite fille. « Je n’arrivais pas à dormir », avoua-t-il en regagnant la berge.

Son amie acquiesça : « Je sais, moi non plus. »

Nakht pouffa en arrivant à son niveau, ses pieds nus piétinant le limon dans un bruit de succion. « Tu parles ! la taquina-t-il. Tu ronflais aussi fort qu’une guivre rugissante quand je suis passé près de ton lit. »

Elle éclata de rire, puis protesta : « Hé ! Je faisais simplement, euh, semblant de dormir, idiot ! »

Nakht fixa sur elle un regard qui imitait à la perfection le masque austère d’un vizir. « Samut, reine des ronfleuses, la plus piètre menteuse ! »

La fillette le poussa malicieusement dans le fleuve, le forçant à battre des ailes afin de ne pas perdre l’équilibre. Le glapissement de surprise que poussa alors le jeune avemain se mua en trille enjoué, et il se ramassa en position de défense, de l’eau jusqu’aux genoux. Face à cette invite, les yeux de Samut s’éclairèrent ; elle se campa machinalement sur ses pieds, prête à relever le défi. Quoiqu’ils eussent le même âge, elle mesurait pratiquement une tête de plus que lui ; plus rapide, plus forte, elle avait l’avantage. De par sa petite taille, Nakht se serait d’ailleurs gardé de provoquer n’importe quel autre adversaire, mais il connaissait bien Samut.

Celle-ci passa immédiatement à l’action et se précipita, avant de se jeter sur lui en soulevant des gerbes d’eau. Nakht se baissa pour esquiver, parfaitement d’aplomb sur ses jambes. Son adversaire trébucha, emportée par son élan, et décrivit des moulinets avec les bras, déséquilibrée par le sol vaseux du fleuve. Le jeune avemain en profita pour plonger les mains dans l’eau, l’attraper par les pieds, et tirer. Poussant un cri de surprise, Samut tomba à la renverse dans un fracas d’éclaboussures.

Le triomphe de Nakht ne dura cependant guère, car une main lui empoigna fermement le bras, et il bascula à son tour dans le fleuve. L’espace d’un moment, le monde ne fut plus qu’une myriade de bulles dansant dans l’écume, puis deux têtes crevèrent ensemble la surface. Nakht secoua ses ailes pour chasser l’eau de ses rémiges tandis que Samut riait à gorge déployée. La fillette se releva, le visage encadré par ses courts cheveux noirs, trempés et emmêlés.

« Bon sang, Nakht ! Un jour, je t’attraperai la première ! »

« Voilà qui m’étonnerait », la provoqua-t-il. Elle lui fit payer sa moquerie en lui jetant de l’eau au visage.

« Tu l’attraperais la première à chaque fois si tu prenais le temps de réfléchir avant d’attaquer. »

Surpris, Samut and Nakht firent volte-face : Djeru les observait depuis la rive, ses yeux rieurs contredisant l’air sévère qu’il tentait d’affecter.

Samut envoya de l’eau dans sa direction. « Cesse de vouloir paraître plus mature que tu ne l’es, Djeru ! »

Ce dernier recula lestement pour se mettre hors de portée, avant de réprimander ses amis : « Nous devrions être en train de nous préparer, pas de jouer dans le fleuve. »

« Dis donc, on ne t’a pas demandé de nous suivre ! » répliqua Samut.

« Il faut bien que quelqu’un vous évite les ennuis. »

Levant les yeux au ciel, la fillette regagna la terre ferme. D’un ou deux battements d’aile, Nakht la devança sur la rive.

« Je voulais juste, disons, m’isoler pour réfléchir, se justifia-t-il en se posant. Être un peu seul un instant. » Il alla récupérer les sandales qu’il avait cachées au milieu des roseaux. Lorsqu’il se tourna vers eux, il s’aperçut que Samut affichait une mine contrite.

« Oh, fit-elle, désolée, je ne voulais pas t’interrompre… »

« Non, ne t’inquiète pas ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Votre présence ne me dérange pas du tout, au contraire. C’est même réconfortant que vous veilliez sur moi, répondit-il en hochant la tête d’incertitude, mais aujourd’hui, c’est notre Récolte. » Il laissa son regard vagabonder de l’autre côté du fleuve, vers le reste de la cité.

Naktamon s’étendait devant eux, ses fiers monuments et autres bâtiments imposants qui se succédaient jusqu’au lointain, reflétant le rougeoiement safrané du second soleil, proche de l’horizon. Des felouques se laissaient porter par le courant, leurs voiles blanches tranchant sur le paysage mordoré. Encore masqué par le temple d’Hazoret, le premier soleil affleurait à peine l’horizon, ses rayons cuivrés nimbant le temple d’un halo.

Chaque jour, aussi loin que Nakht s’en souvînt, les consacrés chargés d’eux les conduisaient, lui et les autres enfants, jusqu’aux jardins suspendus pour admirer la cité, et, chaque jour, les maîtres vizirs les instruisaient. « Sachez apprécier la beauté et les merveilles de Naktamon, prônaient-ils, et voir en ces miracles les bienfaits des Dieux. » Chaque jour, semblait-il, l’édification d’un nouveau temple ou autre somptueux sanctuaire s’achevait, comme autant de témoignages de la puissance des dieux, et des Âges tant attendus. À chaque leçon, les vizirs leur parlaient du rôle véritable de chacun d’eux, et, à présent, au Jour de la Récolte, celui de leur douzième anniversaire, Djeru, Samut et lui feraient leurs premiers pas vers leur destinée, à découvrir quel serait leur lot et leur rôle dans la majestueuse cité.

Samut ébouriffa les plumes sur la tête de son ami. « C’est un grand jour, Nakht ! Notre tour est enfin venu ! Aujourd’hui, nous laissons notre enfance derrière nous pour emboîter le pas de ceux qui nous ont précédés. C’est un nouveau départ, un jour de détermination et d’unité ! »

Nakht acquiesça, habitué aux discours du vizir Ahmose. Pourtant, il ne parvenait pas à faire taire l’inquiétude qui lui vrillait l’estomac depuis qu’il avait quitté leur dortoir, peu avant l’aube.

Djeru, quant à lui, soupira : « Vous devriez rentrer, tous les deux. Les autres sont sûrement en train de se réveiller, et il reste probablement des préparatifs à achever. » Il esquiva adroitement la motte de boue que Samut lui jeta et fit demi-tour pour remonter la rive vers le cœur de la cité.

Voyant Nakht s’attarder, Samut s’approcha tout près de lui, les doigts dégoulinant de vase, et scruta son visage. « Tu es inquiet », remarqua-t-elle.

Nakht s’esclaffa : « Et toi, tu es très directe ! »

« Tu réfléchis trop, voyons. »

« Et toi, tu agis inconsidérément ! »

Tous deux se livrèrent alors sans se concerter à leur imitation préférée, mimant le vizir Heqet, en menaçant de l’index levé et en hochant la tête d’un air réprobateur.

« J’attends de toi que tu trouves dans l’entraînement la concentration qui te fait défaut », singea-t-il.

« J’espère que tu apprendras à te fier à ton instinct », pasticha-t-elle.

« J’espère surtout qu’on pourra rester ensemble », renchérit-il, extériorisant ainsi l’une de ses craintes, qui plana un moment entre eux. Samut cessa d’agiter le doigt, l’air surpris. Tentant de se rattraper, il bredouilla : « Djeru, toi et moi, je trouve qu’on forme une bonne équipe. Et, disons, vous me manqueriez tous les deux. »

Samut se redressa et, la voyant acquiescer, Nakht sentit la pression sur son torse s’alléger quelque peu.

« Oui, à moi aussi, reconnut-elle avant de porter son regard vers la cité. Je veux gagner l’Au-delà avec Djeru et toi à mes côtés, mais même si nous étions séparés et intégrés à des moissons différentes, Oketra saura nous montrer la voie. Je m’en remets aux dieux, qui, eux-mêmes, s’en rapportent au Dieu-Pharaon », récita-t-elle.

Reconnaissant le mantra qu’il connaissait si bien, Nakht hocha la tête et fournit le répons : « Puisse-t-il revenir bientôt et nous juger valeureux. » Puis la peur l’enhardit, et il bafouilla : « Mais si jamais… Si jamais j’ai des questions ? » Il détourna le regard pour échapper aux yeux interrogateurs de Samut. « Si jamais ma foi faiblit ? »

Un silence s’installa entre eux ; Nakht se demanda s’il ne venait pas de commettre une terrible erreur. Enfin, Samut répondit : « Tu n’as rien d’un dissident, Nakht, le rassura-t-elle en prenant garde de s’exprimer à mi-voix. Nous sommes tous amenés à avoir peur. Nous en venons tous à faiblir. Moi-même, je me suis posé des questions. » Samut tendit le doigt vers les dunes de sable, non loin de là. « Cependant, même le grand Hekma n’est pas impénétrable : nous avons tous entendu parler de monstres qui s’aventurent parfois à l’intérieur de l’enceinte. » Nakht opina du chef, suivant des yeux les iridescences de la barrière qui les protégeait du désert extérieur. Soulevée par de violentes tempêtes, l’arène brûlante frappait le dôme jusqu’à des hauteurs considérables, mais restait endiguée par la puissante magie. À quelques pas seulement de l’erg s’épanouissait une végétation luxuriante, abreuvée par le Luxa.

Samut inspira lentement et poursuivit : « Je sais, cependant, que les dieux sont justes. Ils nous protègent de ces aberrations et nous guident vers la gloire. C’est comme le vizir Heqet nous le dit toujours — enfin, je veux dire, quand il ne nous houspille pas : “Avoir la foi, c’est aussi se questionner, regarder le doute en face et y découvrir une vérité nouvelle.” »

Nakht hocha la tête, puis plaisanta : « Tu t’es montrée plus attentive que je ne le pensais, pendant les leçons. »

Samut retrouva son sourire. « Rappelle-toi : je fais seulement semblant de dormir. »

Nakht la bouscula, puis partit en courant retrouver Djeru, qui les attendait patiemment sur un pont, non loin de là. Samut dépassa à toute allure les deux garçons alors que le premier astre pointait au-dessus des temples, et même Djeru se joignit à leur course sur le chemin du retour, les angoisses de Nakht fondant comme neige au soleil dans la chaleur de la journée.


« Pst, Nakht ! » chuchota quelqu’un.

L’intéressé ouvrit les yeux.

« Hé, Nakht ! » répéta-t-on, un peu plus fort et avec insistance. Le jeune avemain demeura immobile et silencieux.

« Nakht… Nakht… Ohé, Nakht ! » On secoua son lit jusqu’à le renverser, et l’avemain se retrouva les ailes écrasées sous lui, confronté au regard impatient de Samut.

« Tu es réveillé ? »

Nakht se retint de rire tant la question lui parut idiote. « Non », répondit-il avant de rouler sur le côté.

« Oh, tais-toi ! » répliqua la fillette en le tirant par le bras. Nakht se remit sur le dos, puis s’assit.

« Je n’arrivais pas à dormir », s’excusa Samut en se laissant tomber à côté de lui.

« Et grâce à toi, nous non plus », maugréa quelqu’un. Le visage d’un Djeru bougon apparut dans la pénombre, déformé par un bâillement.

Comme pour attester ses dires, un autre de leurs camarades de chambrée grommela depuis un lit voisin : « Mais taisez-vous, enfin ! » D’autres marmonnèrent leur approbation et, derrière Djeru, Nakht discerna les silhouettes de plusieurs consacrés qui s’avançaient lentement dans leur direction. Portant un doigt à son bec pour intimer le silence à ses deux camarades, il les attrapa par la main. Les trois amis se mirent à plat ventre, puis rampèrent sous les lits, s’arrêtant le temps que les pieds emmaillotés de lin blanc s’éloignassent. Lorsqu’ils eurent atteint le seuil du dortoir, ils quittèrent leur cachette et s’élancèrent vers la liberté. Les gardiens consacrés ne remarquèrent rien quand les trois enfants entrebâillèrent la porte et qu’un mince filet de lumière écarlate courut sur les rangées de lits tandis qu’ils se glissaient à l’extérieur.

Derrière eux, les Quartiers des enfants dominaient les édifices environnants, légèrement menaçants avec la lueur pourpre du second soleil qui projetait des ombres sinistres sur leur façade. S’échappant à la hâte par une ruelle adjacente, les trois chenapans terminèrent leur escapade devant une fontaine ornée d’une statue de Kefnet, leur cachette de prédilection pour les nuits fraîches où ils s’éclipsaient de leur dortoir.

Djeru bâilla de nouveau, et Samut lui donna une claque sur la nuque. « Tu dormais vraiment ? Comment fais-tu pour ne pas être plus excité ? » s’exclama-t-elle, incrédule.

« Sache, pour ta gouverne, que je suis tout à fait capable de concilier sommeil et excitation », rétorqua-t-il.

Devant tant de grandiloquence, la jeune fille se renfrogna et l’accusa : « Tu es d’un ennui, Djeru ! »

« Désolé de te contredire, Samut, mais je suis plutôt d’accord avec lui, cette fois-ci, intervint Nakht. Nous commençons notre entraînement d’adeptes demain : il vaudrait mieux être frais et dispos. »

« Le sommeil est le refuge des médiocres ! Nous sommes Djeru, Nakht et Samut de la moisson Tah, bon sang ! » clama Samut en gonflant la poitrine. Les garçons rechignèrent, mais, sous cet apparent désabusement, vibrait un enthousiasme survolté. Samut insista : « Nous avons aussi Setha et Besetha dans notre moisson. J’ai hâte de retrouver tout le monde et de commencer l’entraînement ensemble ! »

Djeru acquiesça : « Tout cela est fort joli, mais j’imagine que Nakht réalisera aussi une bonne partie de son entraînement à part. »

Samut fronça les sourcils. « Tu veux dire des leçons de vol et autres cours particuliers de ce genre ? »

« N’as-tu donc prêté aucune attention lors de la Récolte ? Tandis que nous autres recevions des khépeshs, Nakht héritait d’un bâton. » Djeru adressa un sourire à l’intéressé. « Tu nous fais des cachotteries, maintenant ? »

Samut lança un regard inquisiteur au jeune avemain, et les plumes de ce dernier se hérissèrent au sommet de son crâne, trahissant une légère gêne. « Ce n’est pas réellement un secret, je n’ai tout simplement pas eu l’occasion de vous en parler, et, d’ailleurs, je ne le maîtrise pas encore tout à fait. » Il jeta un coup d’œil à Djeru, puis porta son attention sur la fontaine, derrière eux.

Tendant la main, il inspira profondément et ferma les yeux. Dans les ténèbres, il entendit le gargouillis de l’eau, suivi des exclamations de stupeur de ses amis. Main et esprit s’associèrent pour tirer sur un fil invisible, puis Nakht ouvrit les yeux quand un filet d’eau jaillit du bassin pour venir tournoyer autour de ses doigts. Ces rubans fluides virevoltèrent, sans jamais vraiment le toucher, jusqu’à former dans la paume de sa main une petite sphère, qui flageola brièvement avant d’éclater comme un gros grain de raisin.

Samut siffla d’admiration. « C’est incroyable ! Comment as-tu… Quand t’en es-tu rendu compte ? »

Nakht plongea la main dans la fontaine, savourant la fraîcheur du bassin. « Il y a très peu de temps. J’ai découvert que, lorsque je me baignais dans le fleuve, il lui arrivait parfois de m’écouter, mettons, et de m’obéir. »

Djeru sourit, se félicitant de cette nouvelle : « Tous s’accordent à dire qu’il est important de compter des mages dans sa moisson. Tes talents vont donc consolider la nôtre. »

« Je suis si heureuse que nous ayons pu rester ensemble ! se réjouit Samut. Rien ne saura arrêter notre trio ! » Puis elle coinça la tête de Nakht sous son bras pour lui ébouriffer les plumes. L’avemain éclata de rire et se tortilla pour se dégager, mais, ce faisant, il heurta malencontreusement Djeru, qui bascula dans la fontaine. Le garçon s’extirpa du bassin, trempé et agacé. Samut s’esclaffa, en proie à un rire irrépressible. Djeru se jeta alors sur elle pour lui faire connaître le même sort. S’ensuivit une joyeuse bagarre entre les trois amis, qui tentèrent néanmoins d’étouffer leurs rires dans le silence nocturne.

Quelques instants plus tard, épuisés, ils s’assirent sur la margelle pour reprendre leur souffle. Tout à coup, Samut se leva, puis se posta face aux deux garçons.

« Moi aussi, j’ai un secret », leur avoua-t-elle, avant de détaler dans la nuit. Djeru et Nakht échangèrent un regard de connivence, puis s’élancèrent à sa suite.


Nakht n’était encore jamais venu dans cette partie de la cité. Après une longue série de tours et détours par d’étroites venelles, Samut les avait menés jusque dans un quartier oublié, loin du centre et des grands monuments. Cette zone avait sans doute abrité des casernes, jadis, mais, avec la construction de nouveaux cantonnements, une grande partie des bâtiments étaient visiblement à l’abandon. Ceux qui tenaient encore debout étaient vétustes, patinés par le soleil et le temps. L’adjonction plus récente, à ces vestiges délabrés, issus d’une époque révolue, de pièces supplémentaires et de toitures n’était qu’un cache-misère. Au fur et à mesure de leur progression, Nakht constata que les hiéroglyphes différaient également de ceux qu’il avait étudiés ; nombre des pictogrammes lui étaient même totalement inconnus.

Il avait pris son envol pour ne pas se laisser distancer, car Samut courait avec une rapidité et une endurance que peu possédaient, même parmi leurs aînés. Djeru était l’un des rares à tenir le rythme, ou presque. Quand bien même Nakht savait que la jeune fille avait ralenti sa foulée pour lui, il se retrouva malgré tout hors d’haleine lorsqu’ils s’arrêtèrent, après avoir débouché sur une placette.

« Où nous as-tu emmenés, Samut ? » s’enquit Djeru, essoufflé, en s’essuyant la sueur sur le front.

La fillette désigna une gigantesque fresque sur un vieux mur décrépit, de l’autre côté de la place. La peinture était décolorée, les parties sculptées pratiquement arasées par le temps. « Je n’en suis pas certaine, mais c’est un lieu ancien, très ancien, sans doute plus que quiconque de notre connaissance. »

Nakht s’approcha du bas-relief en plissant les yeux pour tenter d’en déchiffrer le sens. Plusieurs personnages y figuraient, figés dans des poses diverses ; si l’avemain y reconnut certaines positions de combat que les vizirs leur avaient enseignées, une grande partie de cette gestuelle ne lui évoquait toutefois absolument rien. Par ailleurs, de nombreux glyphes et runes qu’il était incapable de lire se mêlaient à ceux qu’il connaissait, et même ces pictogrammes familiers comportaient d’étranges fioritures et variations qui leur conféraient un aspect singulier.

« Comme c’est curieux », murmura-t-il.

Djeru semblait passablement mal à l’aise. « Les dieux nous enseignent à ne pas ressasser le passé. Les Épreuves et l’Au-delà sont devant nous, et non derrière. »

« Mais regarde ! Les dieux figurent aussi sur ces vieilles fresques ! se récria Samut. Là, c’est Hazoret ! » Quand elle indiqua un grand personnage sur l’une des parties peintes, Nakht s’aperçut qu’elle disait vrai. Cependant, l’évocation de la déesse se distinguait par son esthétique de ce qu’il avait vu partout ailleurs. Hazoret dominait les autres personnages, plus petits — humains, avemains, aïnoks, minotaures et nagas —, qui, affichaient chacun une attitude différente.

« Que font-ils, à votre avis ? » demanda l’ibiocéphale en les désignant.

« C’est justement le secret dont je vous parlais, répondit Samut avec un sourire malicieux. Cela fait un certain temps que j’essaie de comprendre ces figures. Je pense qu’il s’agit d’anciennes postures ou chorégraphies de combat. »

Pour illustrer ses propos, elle adopta la première attitude représentée sur la fresque : une position stable qu’ils connaissaient bien, les pieds bien écartés pour garder l’équilibre. Cependant, quand leur amie se mit à bouger, ses mouvements témoignèrent d’un rythme et d’une énergie différents de ceux de toutes les formes de combat qu’ils connaissaient : leste et fluide, son corps dégageait une impression de force mêlée de souplesse, tel un roseau courbé par le vent. Elle adopta chacune des poses illustrées par la fresque, ses pieds soulevant la poussière tandis que ses gestes éveillaient dans l’esprit de Nakht une image. Elle se meut tout comme je vole, se dit-il : des muscles mus davantage par un instinct primal que par la volonté, des souvenirs ataviques transmis par un véhicule plus obscur que les mots ou même le sang.

Samut s’arrêta brutalement, et ils ressentirent sa soudaine immobilité comme un choc. « Voilà à peu près où j’en suis », expliqua-t-elle.

« C’était… magnifique », balbutia Nakht dans un sourire. Samut rougit. Djeru se racla la gorge.

« Je me demande s’il s’agit d’un ancien temple dédié à Hazoret, conjectura Samut pour changer de sujet. J’ignore pourquoi, mais ce lieu semble… important, dirais-je, vous ne trouvez pas ? »

« Non, je ne trouve pas, intervint Djeru avant de rejoindre la jeune fille pour observer la fresque d’un regard qui trahissait plus de défiance que d’admiration. Si c’était le cas, pourquoi est-il à l’abandon ? Pourquoi ses fresques et ses hiéroglyphes sont-ils aussi étranges ? Peut-être ne devrions-nous pas être ici… »

« Toujours aussi rabat-joie ! » se plaignit Samut en lui donnant un coup de poing amical dans le bras.

« Je pense simplement qu’il faudrait nous montrer prudents », se défendit-il en massant l’ecchymose qui se formait déjà.

Samut partit d’un rire moqueur et gouailla : « Tu devrais te détendre un peu, Djeru. Kefnet enjoint les adeptes à poser des questions et à garder un esprit curieux. »

« Oketra nous enseigne qu’une moisson doit observer une discipline exacte. »

Les deux enfants continuèrent à se chamailler en citant les dieux et en se donnant des noms d’oiseaux. Nakht les ignora, occupé à passer la main sur la fresque endommagée, s’attardant sur les pieds d’Hazoret.

« À voir cette scène, songea-t-il à haute voix, on pourrait presque se demander si les dieux ont toujours existé. »

Le mutisme soudain de ses camarades le tira de ses pensées. En se retournant, il s’aperçut que Djeru et Samut le dévisageaient.

« Le Dieu-Pharaon est éternel », lui rappela Djeru en arquant un sourcil.

« Bien entendu », se rattrapa Nakht.

Un silence gêné s’installa.

« … Puisse-t-il revenir bientôt et nous juger valeureux », récita Samut à sa place.

« Oui, merci », dit Nakht dans un bruissement d’ailes, avant d’ajouter, en voyant Djeru sourciller : « Je voulais simplement dire, eh bien, puisque le Dieu-Pharaon est absent en ce moment, peut-être y a-t-il eu une époque avant son arrivée, la première fois ? » Bien qu’il perçût le malaise qui grandissait chez Djeru et Samut, l’avemain persista : « S’il a instruit les dieux, et que les dieux nous instruisent : qui l’a instruit, lui ? »

« Le Dieu-Pharaon n’a nul besoin qu’on l’instruise. Il est source de toutes choses, rétorqua Djeru. C’est la première vérité que l’on nous enseigne. »

Samut laissa échapper un long gémissement. « Par pitié, Nakht, ne l’encourage pas ! J’ai bien failli mourir d’ennui lorsque le vizir Heqet déclamait sur ce sujet et je ne crois pas pouvoir survivre au piètre résumé que Djeru pourrait en faire. »

La tension se dissipa, et Djeru éclata de rire tandis que Nakht ébauchait un sourire hésitant.

« Enfin bref, vous connaissez mon secret, à présent, déclara Samut en allongeant une nouvelle bourrade à Djeru. À toi maintenant ! »

« À moi ? » s’étonna son ami.

« Nakht et moi t’avons tous deux révélé un secret, confirma-t-elle avec solennité. Il serait juste que tu nous en racontes un à ton tour. »

Djeru parut perplexe. « Je n’en ai aucun », avoua-t-il.

« Menteur ! l’accusa Samut. Je sais que même toi, Djeru-le-vertueux, tu n’es pas ennuyeux à ce point. »

Le garçon réfléchit un moment, puis son visage s’éclaira.

« Eh bien, ce n’est pas vraiment un secret. Enfin, si, mais seulement parce que je n’ai pas encore eu l’occasion de le dire à qui que ce soit. »

« Trêve de mystères ! Raconte-nous ! » s’impatienta Samut en plantant un doigt dans le torse de son ami. Celui-ci sourit et quitta promptement la place. Samut lui emboîta le pas.

« J’imagine que nous pouvons dire adieu à notre nuit de sommeil », gémit Nakht dans leur dos.


Nakht n’en croyait pas ses yeux. Il tendit la main pour caresser la barrière translucide et diaprée de l’Hekma. Bien qu’une puissante magie aquatique l’alimentât, le dôme était ferme au toucher, infranchissable, rempart assez résistant pour arrêter le sable et les ombres qui hantaient le désert.

Pourtant, de l’autre côté de la barrière, Djeru leur faisait un signe de la main avec un sourire espiègle.

Samut et Nakht le regardèrent se baisser puis ramper vers eux en se glissant par une faille presque invisible dans l’Hekma. Quelques secondes plus tard, il se tenait de nouveau près d’eux, avec pour seules traces de son passage le sillon qu’il avait laissé dans le sable et le courant d’air brûlant qui soufflait sur leurs tibias.

« Nous devons absolument explorer ce qu’il y a, là-dehors », affirma Nakht.

Djeru perdit aussitôt son sourire. « Pas question ! objecta-t-il. Il faut au contraire prévenir les vizirs de Kefnet pour qu’ils colmatent cette brèche. »

« À quoi sert d’avoir un secret si on l’évente tout de suite ? » demanda l’avemain.

Djeru hocha vivement la tête, inflexible, et objecta : « Je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas un vrai secret. Je l’ai découvert hier, quand je vous cherchais tous les deux, et je n’ai tout simplement pas eu l’occasion d’en parler. »

« Dans ce cas, une ou deux heures de plus ne feront pas grande différence. » Les paroles qui sortirent du bec de Nakht l’étonnèrent lui-même, mais la fresque de Samut avait éveillé en lui un sentiment troublant : « Je veux savoir ce qu’il y a de l’autre côté », décréta-t-il.

Les yeux de Djeru s’étrécirent. « Nous le savons parfaitement : des monstres, des morts errants, le désert à perte de vue. C’est là que les anges emmènent les dissidents pour nous éviter la déconcentration et l’impiété. »

« Nous savons uniquement ce qu’on nous a raconté », riposta Nakht et, bien qu’il eût conscience de la subversivité de ses propos, il insista : « Je tiens à me rendre compte par moi-même avant de nous engager sur la voie des Épreuves. »

« Je ne crois pas que tu mesures la gravité de tes propos », protesta Djeru, les yeux écarquillés, interloqué par le discours de son ami, puis il secoua vigoureusement la tête. « Tu parles comme… comme un… »

« Un dissident, je sais. » Nakht cligna des yeux et surprit ses yeux à s’embuer de toutes ses craintes refoulées qui remontaient à la surface. « Je n’en suis pas un. Du moins, je ne le crois pas. J’adore les dieux : quand Oketra a rendu visite à notre contingent, j’ai éprouvé une joie indicible, et quand Rhonas a assisté à notre entraînement, un après-midi, j’ai ressenti une fierté et une énergie comme jamais je n’en avais connues. »

Il regarda par-delà la barrière, sentit le vent chaud qui lui léchait les pieds. « Mais mon cœur demeure empli d’interrogations, la fresque en a tant soulevées. Partout autour de nous, même si dieux et vizirs nous fournissent des réponses, je ne vois que de nouvelles questions. J’en ai tellement que je pourrais éclater et… J’ai besoin de savoir. J’ai besoin de voir, de trouver par moi-même. »

« Que penses-tu trouver ? » Djeru tentait de se montrer inflexible, mais Nakht perçut un trémolo dans sa voix.

« Je ne sais pas, admit-il en riant et en se frottant les yeux. C’est sans doute idiot, cela n’en vaut probablement pas la peine, mais… Quand l’occasion se représentera-t-elle d’en juger par nous-mêmes ? »

Ils restèrent tous trois immobiles devant l’Hekma, à observer les mouvements du sable, puis Samut prit enfin la parole : « Tu es la personne la moins idiote que je connaisse, Nakht. Et… je veux savoir, moi aussi. » Elle se tourna vers Djeru. « Nous serons prudents, nous ferons vite et serons de retour avant l’aube. Qui sait, peut-être trouverons-nous quelque chose qui nous servira pour nos premiers jours d’entraînement quand nous serons disciples de la moisson Tah. »

Une pression amicale sur l’épaule de Nakht, un bref sourire, puis elle se mit à plat ventre pour ramper de l’autre côté. Djeru la suivit du regard, le visage creusé par l’inquiétude, mais il ne chercha pas à la dissuader. Nakht plaça une main sur l’épaule de son ami. « Tu n’es pas obligé de venir, Djeru. Je ne t’en voudrais pas. » Il se tourna vers l’Hekma et se faufila à la suite de Samut.

Il entendit Djeru soupirer dans son dos : « Le vizir Heqet nous tuerait s’il l’apprenait. »

« Alors heureusement qu’il n’est plus notre maître », cria Samut, déjà loin devant.


La chaleur implacable écrasait les trois amis ; bien que régnât encore la nuit, le soleil immobile à l’horizon les faisait transpirer à grosses gouttes. Ils marchaient depuis une heure déjà, ou presque, dans le désert, en veillant à ne jamais perdre Naktamon de vue, derrière eux. Djeru semblait à cran ; Samut, en revanche, avait l’air réellement enthousiaste, et son énergie contribuait à atténuer le malaise grandissant qui planait sur le groupe. Pendant un moment, il sembla que tout ce que les vizirs leur avaient appris s’avérait : ils arpentaient un monde désolé, où seuls régnaient le sable sous leurs pieds et le vent torride dans leur dos. Néanmoins, ils restèrent sur leurs gardes, hantés par des histoires de monstres et de revenants damnés massés contre l’Hekma. C’est alors qu’ils le découvrirent.

Nakht fut le premier à remarquer ce qui ne semblait qu’un affleurement dans le sable, un énorme rocher qui en saillait telle une écharde. Ils en prirent la direction, en grande partie pour se fixer un objectif. Quand ils eurent atteint le tertre, Samut l’escalada, le parcourut à toute allure, sauta de l’autre côté, puis poussa un cri de surprise. Se précipitant à sa suite, Djeru et Nakht découvrirent la cause de son émoi : là, au ras du sable, un œil gigantesque et grand ouvert, le visage à moitié enseveli d’une gigantesque statue de pierre, condamné à fixer éternellement l’horizon.

Par-delà la statue s’étalait un champ de ruines émergeant d’un reg. Même si quelques hiéroglyphes et inscriptions étaient encore lisibles sur certaines surfaces, soleil et vent en avaient oblitéré la plupart. Les enfants s’aventurèrent dans cette cité submergée, s’arrêtant devant diverses structures, essayant d’en deviner la fonction initiale : le toit d’un bâtiment, peut-être un gymnase ; le temple abandonné d’une quelconque divinité, dont l’image apparaissait encore, gravée sur un fragment de pilier et écrasant par sa taille les jeunes humains à ses pieds, son visage rendu méconnaissable par l’érosion. La plupart des vestiges restaient cependant inidentifiables, aussi Samut s’amusa-t-elle très vite à leur imaginer des emplois saugrenus.

Lorsqu’elle suggéra ainsi que telle dalle constituait jadis le sol d’une pièce entièrement composée de pots de chambre, Djeru secoua la tête et conclut : « Eh bien, au moins, ces ruines nous prouvent que, sans la générosité du Dieu-Pharaon, qui nous a offert l’Hekma, tout finit par s’écrouler. »

Face au paysage amer qui les entourait, Nakht pouvait difficilement lui donner tort.

Sans crier gare, Samut les poussa brutalement derrière un mur de pierre délabré et les plaqua contre la paroi brûlante. Leurs protestations s’évanouirent promptement devant ses yeux écarquillés d’effroi, et le bruissement inopiné du sable en mouvement. Nakht se glissa furtivement jusqu’au coin du mur pour jeter un coup d’œil prudent au-delà.

Une créature titanesque, bien plus grande encore que les dieux, cheminait à l’horizon, d’un pas traînant. Ses membres grotesques semblaient interminables, démolissant les dunes sur son passage avant de les refaçonner dans son sillage. Un étrange gémissement gronda dans l’air en propageant des ondes de choc si puissantes qu’elles balayèrent le sable avant de venir résonner dans le ventre et jusque dans les os des trois enfants.

Nakht se retourna vers ses deux compagnons. « Par les dieux, quelle est donc cette chose ? » murmura-t-il, sidéré.

« Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir », répondit Samut en regardant par-delà le mur, de l’autre côté de celui-ci, pour épier la progression de la créature. Soudain, elle bondit hors de leur cachette. Djeru et Nakht la suivirent rapidement, et tous trois se laissèrent glisser au bas d’une dune jusqu’à une mare d’eau fétide : probablement les restes d’une oasis.

Ils ne s’arrêtèrent de courir qu’une fois à l’abri dans les ruines d’un sanctuaire, de l’autre côté de l’ancien point d’eau. L’édicule possédait encore quatre murs et une porte, mais son toit avait depuis longtemps disparu, détruit par quelque lointain désastre. Restés près de l’entrée, Samut et Djeru gardaient l’huis délabré légèrement entrouvert afin de surveiller l’endroit où ils avaient aperçu l’aberration pour la dernière fois.

« Bon : chaleur perpétuelle, sable, ruine, désolation, monstres et démons enragés, énuméra Djeru en comptant les calamités sur ses doigts. Le désert correspond en tous points à ce qu’on nous avait décrit. Vous êtes contents, maintenant ? Pouvons-nous rentrer ? »

Nakht allait répondre quand un détail, tout près de la tête de Djeru, attira son attention. Les hiéroglyphes de ce sanctuaire étaient nettement plus lisibles et ressemblaient davantage aux caractères qu’ils apprenaient dans le cadre de leur entraînement. Le symbole du Dieu-Pharaon illustrait la paroi derrière Djeru, encadrant son visage inquiet tel une couronne. Contrairement aux autres inscriptions qu’ils avaient pu voir, cette gravure semblait très récente, quoique grossière et heurtée, comme tracée par une main éperdue. Juste en dessous de l’effigie, un unique mot était ciselé de cette même main tremblante : Intrus.

Samut s’en avisa également et lança à Nakht un regard interrogateur. L’avemain tressaillit : ce mot évoquait un mauvais présage, une malédiction lancée à travers les âges par le Dieu-Pharaon lui-même. Nous ne devrions pas être ici, pensa-t-il.

« Je suis navré, Djeru. Tu avais raison, nous n’aurions pas dû venir. » Un nouveau frisson incontrôlable lui parcourut l’échine en dépit de la chaleur écrasante.

Samut reporta son attention sur le désert, à l’extérieur. « Rentrons à Naktamon avant… Mais quelles sont ces créatures ?! »

Elle ouvrit un peu plus le battant pour permettre à ses camarades de voir à leur tour ; Nakht regretta immédiatement qu’elle l’eût fait. Des cadavres putrescents surgissaient en effet de l’eau stagnante et des sables alentour : humains, cynocéphales, avemains. Des gémissements de colère s’élevaient de leurs gorges dessiquées tandis qu’ils s’extirpaient, qui de la boue, qui de l’erg, pour se ruer vers les trois enfants.

« Des dissidents ! s’exclama Djeru en s’écartant de l’entrée, le visage figé en un masque d’horreur. La malédiction d’errance les a ranimés. »

Samut referma la porte à l’instant précis où le premier cadavre se jetait sur eux. Le mince panneau de bois craqua, tremblant sous le poids du revenant, et Djeru s’empressa de venir en aide à sa camarade pour empêcher les abominations d’enfoncer la porte. Griffes et mains nécrosées labouraient le bois pour tenter d’arracher la porte, les gémissements se muant en grondement à mesure que leur nombre grossissait.

« Nous sommes pris au piège ! » s’alarma Samut. Nakht s’écarta de la porte au moment même où une main griffue la transperçait. Djeru baissa la tête en hurlant tandis que la main s’agitait en tous sens, en quête d’une proie.

Nakht déploya ses ailes et prit son envol. Quelques battements lui permirent de s’élever au-dessus de leur refuge pour obtenir une vue dégagée de la cohorte de revenants.

Ils sont tellement nombreux !

En bas, un nombre croissant de morts-vivants prenaient d’assaut le petit sanctuaire. Samut et Djeru n’allaient pas pouvoir les retenir : il devait faire quelque chose ! À travers le voile de peur, de doute et de panique qui l’enserrait, l’ébauche d’un plan lui traversa les pensées, et il s’y accrocha. L’idée n’était pas des plus brillantes, mais l’urgence de la situation ne lui laissait guère le temps de chercher d’autre échappatoire.

Ainsi, Nakht piqua droit sur la nuée de morts-vivants, qu’il survola d’assez près pour attirer leur attention. Des griffes ruinées et des mains racornies, presque réduites à de simples moignons, tentèrent de l’intercepter. Il revint se placer au-dessus de la mare et poussa un cri perçant pour détourner l’attention des charognes de l’abri précaire. Lorsque la masse de celles-ci pivota vers lui, il hurla en direction de ses amis : « Djeru ! Samut ! Allez-y, fuyez ! »

La porte s’ouvrit à la volée, renversant les quelques revenants qui traînaient encore à proximité, et les deux enfants s’élancèrent au dehors.

« Courez ! Vite ! »

Un premier mort-vivant entra bruyamment dans l’eau, et Nakht reporta son attention sur la horde qui le chargeait. L’air sec du désert lui demandait de battre des ailes avec plus de vigueur pour se maintenir en vol, mais il parvint cependant à rester tout juste hors de portée des mains avides et des ongles rapaces. Quand la majeure partie des zombies se trouvèrent dans la mare, il prit une grande inspiration, leva les mains et ferma les yeux.

L’eau se mit à bouillonner et à tournoyer. Kefnet, accorde-moi la sagesse ; Rhonas, accorde-moi la force, priait-il.

Il rouvrit brusquement les yeux et serra les poings. L’eau stagnante forma un tourbillon, et des tentacules aqueuses jaillirent pour frapper les cadavres, en renverser certains et en entraîner d’autres sous la surface.

Levant les yeux, Nakht s’aperçut que Djeru et Samut s’étaient arrêtés devant le sanctuaire pour contempler la scène, avec un mélange de stupeur et d’émerveillement. « Partez ! » aboya-t-il. Il gardait les mains crispées, tentant de rester concentré tandis qu’il prenait encore de la hauteur pour se diriger vers ses amis, toujours pétrifiés. Enfin, Djeru et Samut tournèrent les talons et s’enfuirent vers la cité. Nakht plongea au-dessus de la cacophonie sépulcrale des gémissements et des cris de la macabre horde pour rejoindre ses camarades.

Soudain, un sentiment d’effroi le saisit, et tous ses muscles se tétanisèrent. Il perdit la maîtrise de sa magie mais, alors même que la mare cessait de bouillonner, les morts-vivants s’étaient figés. Il avait beau battre des ailes, il n’avançait pas.

La panique s’empara de lui, son esprit lui hurla de se démener, de fuir, d’agir, mais son corps refusait d’obéir. Lentement, dans un hurlement qui déchira son cerveau avant de jaillir de sa gorge en un pitoyable criaillement, il regarda par-dessus son épaule.

L’abomination colossale qu’ils avaient vue peu auparavant se dressait sur la crête d’une haute dune. Son visage — du moins ce qui aurait dû en être un — était dirigé vers Nakht. La terreur le transperça de ses pointes glacées. Il cligna des yeux, tenaillé par une sensation de brûlure dans ses ailes, à force de voler en sur-place.

Lorsqu’il les rouvrit, le cauchemar se trouvait juste devant lui. Un masque osseux lui tenait lieu de visage ; un losange luisant, d’œil ; un abîme de ténèbres insondable, de corps, remous d’épouvante agités par des tourbillons de désespoir.

Un appendice impossible se tendit vers Nakht, tâtonnant, membre presque trop pesant pour se mouvoir.

Les cris discordants d’avemains résonnèrent dans les oreilles du jeune garçon et, du coin de l’œil, il vit des oiseaux morts-vivants tournoyer et voleter tels des mouches pullulant autour d’un cadavre, offrant une voix éternelle aux ombres aphones.

Son criaillement se transforma alors en un hurlement assourdissant, puis les ténèbres l’engloutirent.


Samut gagna le sommet de la dune et fit une pause pour guetter un signe de Nakht. Elle se figea en découvrant l’immense aberration, resta bouche bée tandis que l’horreur fuligineuse touchait son ami. Elle entendit son cri déchirant lorsqu’il se flétrit en un instant, son corps réduit à l’état de téguments racornis. Un cri d’angoisse échappa à la fillette, mais Djeru la plaqua au sol, les envoyant tous deux rouler sur le flanc de la butte, et ils ne s’arrêtèrent qu’arrivés tout en bas, dans une gerbe de sable. Ils restèrent allongés là un long moment, le cœur battant, à moitié ensevelis, laissant le tumulte du cauchemar auquel ils venaient d’assister s’estomper lentement. Ce n’est qu’à l’apparition à l’horizon du plus grand des deux soleils et lorsque le seul bruit audible fut le sifflement incessant du vent qu’ils se relevèrent et s’élancèrent à toutes jambes, courant éperdument vers la cité.

Bounty of the Luxa
Don du Luxa | Illustration par Jonas De Ro

Le temps passa par vagues, enfouissant ce coup du sort au plus profond du cœur des deux enfants. Pourtant, des graines de leur douleur germèrent des pensées et des questions divergentes, porteuses de fruits radicalement opposés.

Le cœur de l’un, endurci par le sacrifice dont il avait été témoin, vit sa foi confortée par les paroles des dieux, leur promesse de protection et la possibilité d’une mort qui eût un sens. Celui de l’autre, dévasté par cette mort insensée, embrassa la voie du doute et des questions, de la quête de réconfort et de lucidité dans le passé plutôt que dans cette marche forcée vers l’avenir et l’Au-delà.

Ainsi, le temps s’écoula, aussi indifférent et constant que le Luxa. Les enfants devinrent de jeunes adultes, et les disciples des initiés engagés sur la voie des Épreuves, conformément au décret du Dieu-Pharaon, mis en œuvre par les dieux. Pourtant, alors même qu’ils continuaient de progresser sur le chemin qu’on leur avait tracé, ni l’un ni l’autre n’oublia l’intrusion qu’ils avaient commise, enfants.

Pour Samut, sa quête de vérités oubliées la ramenait encore et toujours à la fresque qu’elle avait montrée à Nakht et Djeru. Quand la douleur sourde de ses souvenirs se muait soudain en souffrance, quand la perte absurde de son ami remontait à la surface, elle ne s’en aventurait que plus profondément dans les vieux quartiers délaissés de Naktamon. Des bribes de ce qu’ils avaient vu extra-muros, les souvenirs fragmentaires de hiéroglyphes à l’ensorcelant attrait, dans des ruines désormais inapprochables, voletaient à la limite de son entendement. À chaque nouvelle relique du passé qu’elle trouvait, les questions qui la taraudaient sur les Épreuves et la véritable nature des dieux ne faisaient que se renforcer.

Ainsi, elle en vint à passer autant de temps au milieu des pierres que parmi ses compagnons, cherchant des réponses avec la même curiosité et la même soif de connaissance que Nakht, farouchement déterminée à redonner corps à la danse et aux mouvements d’une histoire engloutie.

Voilà ce qui la conduisit, un jour fatidique, alors que le second soleil se rapprochait encore un peu plus de son ultime zénith entre les cornes du Dieu-Pharaon au retour tant annoncé, à une salle close, perdue dans les profondeurs du monument de Bontu. Dans ce lieu, que nul adepte n’était censé fouler et dont même Bontu avait oublié l’existence, elle découvrit un pictogramme qu’elle n’avait pas revu depuis son incursion dans le désert.

Les murs de la salle enténébrée parlaient de l’arrivée première du Dieu-Pharaon sur Amonkhet, de sa grandeur et de sa puissance. Ses cornes, symbole omniprésent dans la cité de Naktamon, dominaient tout le reste. Cependant, les hiéroglyphes n’appelaient pas le Dieu-Pharaon par cette désignation, lui préférant un autre nom, que la jeune femme ne sut déchiffrer, car il était gravé dans une écriture ancienne, oubliée depuis longtemps. Toutefois, sous ce nom indicible, se trouvait un titre que Samut reconnut : Intrus.

Aussitôt, des souvenirs du sanctuaire oublié la submergèrent. En examinant le reste de la paroi, qui dépeignait une immense et terrible destruction, elle sentit l’horrible vérité poindre dans son cœur.

Nous ne sommes pas les intrus, bannis du désert ; le Grand Intrus, c’est le Dieu-Pharaon.

Originaire d’un autre monde, il est venu puis reparti et, dans son sillage, nous cherchons un sens à nos vies. Il ne nous a pas sauvés du désastre ; c’est lui qui l’a provoqué.

Toutes les histoires de son enfance, tous les mythes du Dieu-Pharaon, de sa naissance dans les profondeurs du chaos à son glorieux retour tant annoncé, en passant par sa transformation du désordre en cohésion, prenaient pour Samut un sens entièrement nouveau et cruel, la vérité entaillant à présent son cœur et versant son sang.

Tous avaient été abusés, la vérité occultée, les dieux trompés — à moins que leur mémoire n’eût été effacée. Elle devait avertir tout le monde !

Lorsqu’elle quitta la salle en courant à une vitesse prodigieuse, une magie obscure s’anima progressivement sur les runes. Dehors, dans le ciel, le soleil rouge continuait sa lente et inexorable course vers sa destination finale.


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