Vendredi7 mai dernier, l'image suivante est apparue sur la première page de magicthegathering.com :

Shadowmoor Booster

C'était la première image de Sombrelande. (Si vous ne savez pas de quoi je parle, lisez mon article Blocs par blocs pour plus de détails.)

Le 6 juin dernier, une nouvelle image est apparue en première page :

Eventide Booster

Comme le booster Sombrelande , le booster Coucheciel montrait quinze cartes (avec illustration, nom et coût de mana) de l'extension. (Si vous l'avez déjà vu, vous allez devoir patienter quelques paragraphes.) Je vais vous les montrer, alors si vous voulez éviter les spoilers, je vous recommande d’ailler voir ailleurs si j’y suis. 

Eventide Preview Pack

Comme pour le booster Sombrelande, la carte rare révélait son texte quand vous passiez votre curseur sur elle. 

Overbeing of Myth

Oh, un super Maro ! Je veux.

L'existence de cartes hybrides de couleurs ennemies est sans doute la plus grosse révélation du booster et on peut facilement spéculer qu'en plus, c’est le cas de toutes les hybrides de l'extension. (Comment expliquer autrement qu’un booster aléatoire soit rempli d'hybrides de couleurs ennemies ?) Bon c’est vrai que 'plus grande révélation', c’est peut-être un peu exagéré, parce que ce n'est pas vraiment une énorme surprise. Déjà, parce que je l'ai plus ou moins suggéré dans cette chronique depuis que le thème hybride est devenu public. Ensuite, parce que c’est quand même la progression la plus évidente du bloc. Et d’ailleurs, ça tombe bien, c'est le sujet de l'article d'aujourd'hui : quel rôle donne-t-on à l'évidence du contenu dans la conception d’une extension ? Pour faire court : un rôle majeur ! Pour faire plus long : continuez de lire l’article.

Doh !

Sudden_ShockAvant tout, je tiens à mettre fin à un grand mythe dans cette chronique : selon certains, la surprise est l'outil le plus précieux de l'arsenal de la conception. C'est faux. Certes, Magic est un jeu de découverte. Certes, Magic se réinvente constamment. Certes, Magic veut prendre ses joueurs au dépourvu. Mais ce ne sont que des méthodes pour arriver à une fin, pas une fin en elle-même. Le but des designers de Magic (ainsi que celui des développeurs) c'est avant tout de rendre Magic amusant. Nous voulons vous faire jouer à ce que vous aimez. Certes, vous surprendre est un excellent moyen de rendre le jeu amusant, mais si vous voulez mon opinion, ce n'est pas le plus important.

Alors qu'est-ce qui est plus important ? Donner aux joueurs ce qu'ils attendent. C'est vrai pour toute forme d'art. Comme mon double maléfique l'a si bien dit (en me citant), ‘Quand la conception s’oppose à la nature humaine, la nature humaine gagne toujours’

Les humains ont un besoin constant de familiarité. Nous sommes des créatures qui aiment leur confort. La communication, la publicité, les relations publiques... tout ce qui touche directement à la communication avec les êtres humains repose sur ce principe. Les gens recherchent le familier et ont peur de l'inconnu. Alors si vous donnez à vos nouveautés un contexte familier, vous gagnez sur tous les plans.

Mon exemple préféré me vient de mon temps à Hollywood. Supposons que vous proposiez une idée de nouvelle propriété médiatique. Je vais parler de télévision, mais l'exemple s'applique aussi au cinéma, à la musique et à tout le reste. Votre proposition doit commencer en expliquant comment votre nouvelle idée combine deux concepts populaires (autrement dit existants). C'est un mélange de Friends et de Star trek. C'est un mélange de Lost et de Heroes. C'est un mélange de Seinfeld et de Roseanne. Pourquoi est-ce nécessaire ? Parce que cela vous permet de montrer deux choses : d'abord, que vous utilisez des concepts qui ont fait leurs preuves, et ensuite, qu'elle mélange ces concepts d'une façon totalement révolutionnaire : on fait quelque chose de neuf et de différent avec quelque chose d'ancien et de familier.

Personne ne veut d'un concept trop nouveau ou trop bizarre. Le public veut une variation sur un thème qu’il connaît déjà. C'est pareil pour Magic . Imaginez une seconde qu'un type entre dans mon bureau et me propose le concept suivant :

 

Mark chéri, j'ai l'extension rêvée pour toi. Pas d'éphémères. Pas de rituels. Oui, tu as compris, l'extension ne contient que des permanents. Et elle a six couleurs, dont trois seulement son déjà connues des joueurs. Et puis il n'y a plus d'étape de combat. Les créatures ne peuvent pas attaquer les autres joueurs. Elles ne peuvent attaquer les autres créatures que pendant une nouvelle étape créée spécialement pour ça. Oui, tu m'as bien entendu, cette extension ajoute une nouvelle étape au jeu. Deux, en fait. Il y a des cartes qui ajoutent une étape de dégagement à la fin du tour. Je t'assure. Mais attends, je ne t'ai pas encore dit ce qui est le plus révolutionnaire : il n'y a plus de totaux de points de vie. Dans cette extension, on perd d'une manière complètement insensée.

Il sortirait avec mon pied au derrière. Je n'ai pas vraiment de bureau, mais j'en emprunterais un rien que pour le faire. Ce qu'il décrit n'a rien à voir avec Magic. C’est sûr, ça serait surprenant. Mais quel serait l’intérêt ?

Le plus important pour le concepteur, c'est de répondre aux attentes du public. Pour utiliser un autre exemple d'Hollywood, imaginez que vous allez voir un remake du film Cluedo dans lequel personne ne meurt. C’est un renouveau complet du genre ! Non, pas du tout. Pour Cluedo, vous avez besoin d'un meurtre. Et d'une enquête. Supposons un instant qu'il y ait un meurtre, mais pas d'enquête. Le public ne découvre jamais que c'est un coup du domestique (comme toujours). Cela serait particulièrement frustrant. La formule (ou la convention, la structure, peu importe comment vous voulez l'appeler) est fondamentale pour toute forme d'art. Le public a des attentes qu’il faut satisfaire. C'est vrai que réinventer un peu les choses, ça a du bon. Certains films policiers ne suivent pas les conventions, d'ailleurs. Dans un grand classique, c'est le détective qui commet le meurtre ; dans un autre, il n'y a pas de meurtrier (la personne meurt suite à une série d'événements provoqués par des gens qui n'avaient pas l'intention de tuer). Ou encore, il y a plusieurs meurtriers qui ignoraient qu’ils n’étaient pas les seuls sur le coup Les variations sur un thème, c'est toujours appréciable, mais uniquement si les créateurs ont satisfait la majeure partie des attentes du public.

Dans le cas de Magic, cela veut dire que pour être populaire, une extension doit avoir le goût de Magic. Bien sûr, il faut aussi qu’elle innove un peu, mais si elle ne suit pas les règles fondamentales du jeu, l’innovation perd tout son intérêt. L'équipe de conception doit avant tout livrer une extension de Magic. C'est tellement évident, en fait, que cela passe totalement inaperçu. Bien sûr, chaque nouvelle extension va avoir son côté Magic. Pourquoi ça changerait après tout ? Il est intéressant de remarquer qu’il n’y a pas si longtemps, nous avons dépassé les limites de la créativité aux dires de certains de nos joueurs. Chaos planaire est une des extensions les plus expérimentales que nous ayons jamais créées. Nous avons semé le chaos (c’est le cas de le dire) dans un concept au cœur du jeu, le pentagramme des couleurs. Même si certains joueurs ont adoré qu'on ait brisé certains tabous, d'autres ont considéré que nous étions allés trop loin. Pour eux, Chaos planaire n'est pas du Magic. En fait, c’est un excellent exemple de la facilité avec laquelle on peut franchir les limites sans s'en rendre compte. L'équipe de conception doit constamment réinventer le jeu sans oublier le concept du jeu. Notre histoire de meurtre doit garder son meurtre et son enquête.

Livraison pas si spéciale

Pour l'instant, je n'ai parlé que des attentes réelles. Magic est 'blah blah'. La nouvelle extension a le 'blah blah' en plus de ce qu'on y a ajouté. Ensuite, il y a les attentes supposées. Si nous faisons X, les joueurs vont s'attendre à Y. Dans Magic, la plupart de ces attentes font leur apparition une fois que le bloc a commencé, pour les deuxième et troisième extensions. Par exemple, Invasion et Planeshift n’utilisaient pas, dans la mesure du possible, les cartes dorées de couleurs ennemies. Leur absence a créé une attente pour leur apparition dans Apocalypse, ce qui a été le cas, pour le plus grand plaisir des joueurs. Ravnica n'avait que quatre des dix paires bicolores possibles, et tout le monde s’est attendu à l'apparition des autres dans Le Pacte des Guildes et Discorde, ce qui a bien sûr été le cas, pour le plus grand plaisir des joueurs.

 

Terminate
Vindicate

Jamais nous n'avions eu l'intention de tromper les gens. La structure de Sombrelande a créé une attente de cartes hybrides de couleurs ennemies dans Coucheciel, ce que nous avons fait rien que pour satisfaire l’attente que nous avions créé au préalable (et pour d'autres raisons, notamment pour donner à chaque extension sa propre identité). Donner aux joueurs ce qu'ils attendent a quelque chose de très réconfortant. Cela ne veut pas dire pour autant que nous ne vous mettrons pas de temps en temps sur une fausse piste ; nous l’avons déjà fait et que nous referons sans aucun scrupule. Je veux simplement dire que l'évolution des blocs n'est pas uniquement basée sur l'inattendu. Parfois, les joueurs voudront simplement quelque chose de clair et de prévisible.

Pour expliquer ce phénomène, je vais me replonger dans mon passé, cette fois-ci, dans la comédie. Un hobby courant chez les comiques, c'est de mettre au point une théorie globale sur le fonctionnement de la comédie. On (je dis 'on' parce qu'à l'époque de l'université, j'ai passé de nombreux lundis soirs à perfectionner ma routine devant un micro) est coincé dans les coulisses du théâtre pendant des heures, et il faut bien qu'on trouve de quoi s’amuser. Une théorie courante, c'est que la comédie dépend entièrement de l'effet de surprise. Mais ça n'explique pas le comique de répétition. C'est un gag qui, une fois mis en place, continue de se répéter (d'où son nom). Pour vous donner un exemple classique, dans le film Frankenstein Junior, les chevaux hennissent à chaque fois que le nom de Frau Blücher est mentionné. (Profitons-en pour mettre fin à un autre mythe : 'blücher' ne veut pas dire 'colle' en allemand ou en yiddish.) Un gag à répétition n'est pas surprenant. Au contraire. Le public s'y attend. Il sait qu'il va arriver. Est-ce qu'il est pour cela moins drôle ? Non, une fois de plus, l'inverse est vrai. Le comique de répétition devient de plus en plus drôle à mesure que le public apprend à prévoir l'arrivée du gag.

Teletubbies!Je crois que psychologiquement, le besoin de familiarité de l'être humain crée un sentiment de confort. C'est pourquoi les formules, liées à l'humour, l'histoire ou aux jeux de cartes, sont aussi populaires. J'en ai trouvé l'exemple le plus fou à l'endroit le plus inattendu : dans le programme pour enfants de la télévision britannique Les Teletubbies.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce programme, et j'espère que ceux qui n’ont pas d'enfant a cette chance, le programme tourne autour de quatre créatures enfantines qui ont des postes de télévision dans leur ventre (d'où le nom de Teletubbies). La plupart du temps, l'émission suit ces quatre créatures qui agissent comme les enfants de un ou deux ans qui sont sensés être leur public, mais de temps en temps, nous avons le droit à un petit film apparaissant sur leur ventre. Et quand il est fini, on a droit à un autre petit film : celui qu'on vient de regarder ! Oui, chaque film est joué deux fois de suite. Pourquoi ? Parce que les développeurs ont découvert que les jeunes enfants adorent (et j'insiste) la répétition. Ils se sentent plus en confiance parce qu'ils peuvent prévoir ce qui va se passer. Je pense que ce sentiment ne nous quitte jamais. (Même si heureusement, le désir de regarder Les Teletubbies nous quitte.)

Dans le design de Magic, nous tenons compte de cette qualité humaine de base. Il faut mettre en place des attentes que nous pourrons ensuite satisfaire. Il faut garder des éléments pour plus tard et mettre en place des indices pour les joueurs. Il faut aussi se retenir de devoir constamment surprendre le public. Et pour finir, il faut donner à nos idées la possibilité d’avoir une suite. Voici quelques méthodes différentes pour y parvenir :

Les thèmes de bloc –Comme je l'ai expliqué ci-dessus, Ravnica débordait de nouveaux thèmes, mais contenait aussi de quoi préparer la suite du bloc.

Cycles de bloc – C'est une ruse assez populaire ; on prend un cycle (généralement de cinq cartes et de cinq couleurs) et on le répartit sur tout un bloc. Un bon exemple est le cycle de victoire alternative du bloc Odyssée (dont la carte la plus célèbre est Battle of Wits - Jeu d'esprits). Dans Sombrelande et dans Coucheciel, nous avons des cycles de dix cartes, les cinq couleurs alliées venant dans la première extension, et les cinq couleurs ennemies dans la deuxième. Certaines d'entre elles sont d'ailleurs visibles dans le booster Coucheciel ci-dessus.

 

Shield of Kaldra
Reflets – Ils fonctionnent comme les cycles de bloc, mais il n'y a que deux cartes et elles sont l'opposée l'une de l'autre. Dans Lorwyn / Sombrelande, on a pris la même carte et on en a fait une version plus noire et plus corrompue. Dans une extension plus traditionnelle, vous pourriez trouver un reflet conçu comme une carte de couleur ennemie de structure similaire, mais avec un effet radicalement opposé (par exemple, la protection contre le blanc et la protection contre le noir)

Légendes / arpenteurs – ce sont les deux types de cartes qui nous permettent de montrer une évolution, principalement parce qu'ils représentent des moyens de montrer que c'est le même personnage, mais qu'il a évolué. La saga de l'Aquilon a utilisé cette technique à maintes reprises pour montrer comme les personnages avaient changé au gré de l'histoire.

Avant-goûts de mécaniques –L'exemple classique, c'est Spike Drone (Épix mâle) dans Tempête, qui préparait l'arrivée d'un nouveau type de créature pour l'extension suivante Forteresse.

Référence texte – C'est une technique que nous avons rarement utilisé, mais que j'aimerais bien populariser dans l'avenir. Le meilleur exemple est dans Sombracier : le Shield of Kaldra (Bouclier de Kaldra) faisait référence au Helm of Kaldra (Heaume de Kaldra) dans son texte de règles alors qu'il n'existait pas encore.

Répondre aux attentes peut avoir autant d'impact conceptuel que la surprise. Le truc, c'est d'apprendre à équilibrer les deux pour qu'ils se complètent.

Satisfaire les attentes

Goblin_Scoutsle public ne réalise pas souvent que ses attentes sont satisfaites parce qu'il cherche avant tout les différences et qu'il assume qu'il y aura de toute façon des similitudes. Quand vous regardez une comédie romantique, vous n'êtes jamais surpris que les deux amoureux ne s'entendent pas au début du film. C'est ce que tout le monde suppose, et donc personne n'y fait attention. C'est tout ce qui est inhabituel que vous allez remarquer. Dans le cas du jeu, c’est pareil.

Aujourd'hui, mon objectif était de faire remarquer que les attentes du public ne correspondent pas toujours à ce qu'ils remarquent. Dans n'importe quel travail de conception, la partie la plus importante est le plus souvent celle qui n'attire pas l'attention et qui met en valeur tout ce qu’il y a de nouveau. Pour utiliser une de mes métaphores préférées, la cerise ne fait pas le gâteau. On n'a pas besoin de cerise si on n'a pas de gâteau. La cerise lui ajoute un petit je ne sais quoi qui permettra de s'en rappeler, mais vous ne nourrirez pas grand-monde avec la cerise du gâteau (ok, je connais quelqu'un qui ne mange que la cerise du gâteau, mais bon). Les designers doivent comprendre la valeur du gâteau et le rôle de la cerise.

Et sur ces bonnes paroles, je vous laisse. Une fois qu'on en arrive à la métaphore "cerise sur le gâteau", c'est qu'il est vraiment temps d'aller se coucher. Qu'avez-vous pensé de tout ce que je viens de vous raconter ? Je serais ravi de lire vos commentaires à ce sujet sur le forum. (Et n'oubliez pas de tout réduire à l'état de métaphores sur les cerises et les gâteaux... Bien sûr je plaisante, mais je suis certain que ça ne va pas empêcher une avalanche sucrée).

Retrouvez-moi la semaine prochaine. Vous verrez, ça sentira pas bon.

En attendant, puissiez-vous avoir la joie d'une part de gâteau... et finissez par manger la cerise.

Mark Rosewater