Illustration par Chase Stone

Ville de Ghirapur, plan de Kaladesh

La petite Chandra Nalaàr âgée de onze ans traversa une pluie d'étincelles. Un de ses parents—peut-être même les deux— soudait quelque part dans les hauteurs du puits de mine. Elle sourit tandis que les flocons de feu rebondissaient sur sa chevelure rousse. Elle grimpa les barreaux de la toile d'échafaudage qui recouvrait les parois du tunnel. Enfin, le jour était arrivé. Ses parents étaient des inventeurs, ses grands-parents avaient été des inventeurs, tous les ancêtres de la famille de Chandra l'avaient été. Aujourd'hui était le premier jour où elle vivrait enfin sa destinée : devenir livreuse de cylindres.

Inventer n'avait jamais été son point fort.

Ce n'était pas qu'elle n'appréciait pas les machines. Son monde était rempli de fantastiques inventions et de merveilles mécaniques dotées de vie artificielle. Non, sa patience venait simplement à bout avant de finir ses projets. Et aussi, parfois pendant la phase de construction, son poing finissait toujours par entrer en collision avec le visage de quelqu'un qui le méritait.

C'était un défaut. Elle l'acceptait.

Elle avait bien essayé de s'engager sur d'autres voies. Elle s'était décidée à devenir une artiste émérite, et elle avait une pièce entière de pinceaux cassés et de toiles déchirées pour le prouver. Elle avait essayé de s'appliquer à l'école, jusqu'à ce qu'on la renvoie à la maison avec des phalanges en sang et une note du directeur. Elle n'avait jamais trouvé sa place dans un monde gouverné par la mécanique et les consuls. Mais enfin, aujourd'hui, elle savait que son destin s'ouvrait à elle.

Chandra ne deviendrait peut-être jamais une orfèvre comme son père ou une artisane géniale comme sa mère, mais dans un monde qui fonctionnait grâce à d'élégantes machines, elle pourrait livrer la source d'énergie—l'Æther mystique—à ceux qui en avaient besoin. L'alimentation en Æther était strictement contrôlée par les consuls, mais ses parents avaient des moyens de s'en procurer, et ils avaient toujours aidé ceux qui avaient besoin d'énergie pour leurs passions inventives.

Chandra escalada la rambarde de la plateforme où son père travaillait sur l'une de ses propres créations métalliques. Kiran fit glisser ses épaisses lunettes de protection sur son front. Un masque de raton-laveur de peau propre entourait ses yeux. « Chandra ! Ne t'ai-je pas déjà dit de rester à l'intérieur de la rambarde de sécurité ? Pourquoi crois-tu que je l'ai fabriquée ? »

« Elle est géniale comme échelle, répondit l'enfant, serrant ses bras autour de la taille de l'adulte. « Donc. Père chéri. Je suis prête à partir. Savais-tu que j'étais prête ? Si tu ne le savais pas, je te le dis. Je suis prête. »

Son père leva les yeux au ciel. « Je ne vais jamais réussir à te faire comprendre la vertu de la patience. Mais ce n'est pas à moi qu'il faut que tu parles. C'est ta mère qui l'a. »

Pia descendait un petit escalier de métal en colimaçon. Elle portait des gants de protection et un châle brodé noué autour de la taille. Elle transportait un cylindre de métal avec toute la cérémonie d'un gâteau d'anniversaire. « Sa première livraison en solo ! Oh, regarde-la, Kiran ! Elle va finir par exploser tellement elle est impatiente. Viens, ma fille, aide-moi à sceller le conteneur avant que cargaison de devienne trop instable—à moins que tu ne puisses pas patienter encore une minute. »

La mère de Chandra posa le cylindre. Un fin jet de vapeur scintillante s'échappait du couvercle. Le temps qu'il fallut à son père de crier—« Attention ! »—l'enfant avait déjà donné un grand coup de pied au cylindre. Le couvercle fut déformé, mais il cessa de siffler. Chandra sourit.

« Je sais déjà que tu vas être la meilleure coursière de la ville », dit sa mère en lui adressant un clin d'œil.

Illustration par Tyler Jacobson

Chandra leva le menton d'un air faussement dédaigneux. « Préparez mes médailles et mes trophées en attendant mon retour. J'essaierai de ne pas vous oublier le jour où je deviendrai la hors-la-loi la plus connue au monde. »

« Nous préférons l'appellation ‘véhicule de changement de base’, dit Kiran. Mais ce n'est pas un jeu, Chandra. Les consuls ont intensifié les patrouilles. Les gens ont besoin d'Æther, mais si nous leur causons des problèmes, ils déserteront notre cause. Ta mère et moi essayons de trouver des gens de confiance. »

Chandra rangea le cylindre dans sa sacoche et la chargea sur son dos. « Et aujourd'hui, nous faisons confiance à la vieille dame qui habite à côté de la Fonderie. »

« Madame Pashiri, oui », répondit Kiran.

« Elle t'aime beaucoup, précisa sa mère. N'oublie pas, elle connaîtra le signal. Ceux qui le connaissent savent qui nous sommes réellement. »

« Je sais déjà qui je suis. Chandra, la meilleure coursière du monde. »

Sa mère la serra maladroitement dans ses bras, tapotant le cylindre dans son dos. « Ton père et moi, nous croyons en toi. Tu connais le chemin. Tu connais la ville. Tu vas parfaitement te débrouiller. »

« Assure-toi seulement que personne ne te suive quand tu reviendras », ajouta son père, mais Chandra avait déjà repris son ascension.


Le soleil l'éblouissait. La ville de Ghirapur bougeait comme un être vivant. Son architecture s'adaptait aux besoin des attirailleurs, des constructeurs de mécanoptères, des forgeurs d'horloges et des autres inventeurs et artisans qui la peuplaient. Revêtant une tunique d'écolière, Chandra se fraya un passage dans la foule, le cylindre cliquetant dans son dos.

Illustration par Magali Villeneuve

L'avenue était trop encombrée. Elle décida de prendre la direction du canal. Deux moitiés d'un pont glissèrent l'une vers l'autre avec une série de cliquetis métalliques pour traverser l'eau, et Chandra sauta d'une partie à l'autre avant qu'elles ne soient complètement jointes. Elle prit un raccourci par les portes de l'Akhara, une énorme place ronde entourée de gradins, sautillant entre les engrenages qui tournaient sur le trottoir et l'estrade centrale, évitant une clique d'Ætherologues en pleine discussion.

Elle tourna encore deux fois dans des petites rues et s'arrêta devant un mur décoré des portraits de mosaïque représentant les grands inventeurs. Le mur était lisse, mais l'enfant trouva une encoche au-dessus du nez d'un des inventeurs et s'en servit pour se hisser, puis sauter par-dessus le mur sur un passage surélevé décoré de lignes zébrées.

Elle se retrouva alors nez à nez avec un groupe de soldats : les forces des consuls. Ils portaient des claquelames de service fixées aux avant-bras, et l'un d'eux avait un lance-fléchettes chargé à l'Æther.

« Et où vas-tu donc comme ça, gamine ? demanda l'un des soldats. C'est un passage non autorisé. » Il remarqua l'uniforme de Chandra, une réplique de ceux que portaient les élèves de l'Institut du Constructeur. « Tu ne devrais pas être à l'école ? »

« Je suis pressée, répondit Chandra. Et mon examinateur va me dévorer toute crue si je suis encore une fois en retard, alors si vous voulez bien m'excuser... »

« Je suis sûr que tu sais que tu n'as pas le droit d'être ici », dit un autre soldat. La claquelame se déplia de sa monture d'avant-bras ; son tranchant luisait. « L'avenue pour les piétons se trouve de l'autre côté de la cour. »

« Et la cloche de l'école a déjà sonné, ajouta le premier. Es tu bien sûre d'être une élève ? »

« Tu ne transporterais pas des produits illégaux, par hasard ? »

« Montre-nous ton sac, s'il te plait. »

Chandra commençait à avoir chaud. Elle ne pouvait pas les contourner, et elle ne pouvait pas non plus prendre la fuite.

« Si je récupère un autre démérite, ils me mettent à la porte, gémit-elle, son regard hésitant entre la lame brillante du soldat et ses yeux. Vous ne pouvez pas me laisser passer pour une fois ? »

L'un d'eux fit signe à un autre. « Sors le détecteur d'Æther. »

Chandra s'écarta de celui qui l'avait attrapée, puis planta son coude dans le ventre d'un autre soldat. Elle rebondit et écrasa son poing dans la clavicule du premier. C'était probablement une très mauvaise idée, pensa-t-elle juste après l'avoir fait. Mais c'était ça, la logique du poing.

Les soldats lui tombèrent dessus à bras raccourcis. Ils lui coincèrent les mains dans le dos, l'empêchant de relever la tête. En contrebas, elle pouvait voir la rue. Elle flanqua un grand coup de pied dans le tibia d'un des soldats et tenta un coup de tête dans la poitrine de l'autre, mais elle ne parvint pas à se libérer. Un flot de chaleur et de furie l'envahit, et elle serra les dents.

Les soldats s'arrêtèrent. Elle entendit des pas approcher.

« Capitaine Baral », dit un soldat.

Chandra leva les yeux. Baral était un véritable monolithe, grand et baraqué, avec un visage qui semblait narguer ceux qui l'entouraient par sa beauté. Les autres soldats étaient silencieux.

« Quelle est la nature du problème ? » demanda-t-il, regardant Chandra, mais sans s'adresser à elle, d'une voix à peine plus forte qu'un souffle.

« Refus de coopérer, mon capitaine. Probablement en train de faire l'école buissonnière. »

« Nous lui avons dit que cette voie n'était pas réservée aux piétons. »

Baral ricana. « Il faut utiliser des mots simples avec des enfants des rues, murmura-t-il. Des ordres simples. ‘Assis.’ ‘Couché.’ »

Chandra serra ses poings. La rage se répandit en elle comme le feu dans une boîte d'allumettes, embrasant tous les nerfs de son corps. La chaleur descendit le long de ses bras, atteignit ses mains, toujours bloquées dans son dos.

« Je sais que tu n'es pas une élève, dit Baral. Fais glisser le sac que tu as sur le dos et donne-le moi. »

« Non. »

« Je ne crois pas que tu comprennes la situation, gamine. Tu as déjà enfreint la loi d'une demi-douzaine de façons. Obéis, ou je te forcerai à le faire. » Il posa une main sur l'épaule de Chandra—doucement, mais sans tendresse aucune. C'était un contact clinique, quelque part révoltant par son détachement froid.

Les muscles de Chandra se tendirent et elle s'écarta vivement en grognant. Elle voulait le frapper, crier, lui balancer toute sa rage.

Il se passa quelque chose qui ne lui était jamais arrivé auparavant. Ses mains se mirent à luire de l'intérieur, illuminant les os et les vaisseaux sanguins, ainsi que les lignes de ses paumes. Augmentant d'intensité, la chaleur explosa par ses pores et ses mains furent enveloppées de flammes, comme deux torches. Chandra poussa un petit cri et regarda, interdite, ses deux mains brûlantes.

Illustration par Eric Deschamps

Les soldats s'écartèrent en demi-cercle. Le capitaine Baral lui, ne bougea pas ; sa surprise se changea en véritable intérêt.

Chandra secoua ses mains. Elles ne s'éteignirent pas. Elle songea à les tapoter contre sa poitrine pour étouffer les flammes, mais se dit que ce n'était pas une bonne idée. Elle fixa les hommes, trop interloquée pour produire un mot, agitant ses mains brûlantes. Bizarrement, sa peau ne noircissait pas. Les flammes enveloppaient ses mains, mais il n'y avait aucune douleur.

Baral posa à nouveau la main sur son épaule. « Laisse-moi t'aider, mon enfant. »

« Reculez ! » Instinctivement, Chandra fit un geste pour faire reculer son agresseur, créant un arc incandescent dans les airs. Les hommes s'écartèrent. Le feu s'évapora et, pendant quelques instants, tout le monde resta immobile à se dévisager.

Chandra prit ses jambes à son cou. Elle se faufila entre deux des soldats, qui tentèrent de l'arrêter en vain, et disparut dans la foule. Derrière elle, elle entendit la voix chuintante de Baral se transformer en grondement. « Lancez des voltigeurs à sa poursuite. Immédiatement. »


Chandra changea plusieurs fois de rue, laissant les soldats des consuls et un chaos d'émotions confuses derrière elle. Elle ne cessait de regarder ses mains, mais elles étaient redevenues normales. De l'auto-immolation dont elle avait fait l'objet, il n'y avait plus aucune trace. Elle savait très bien ce qu'était la magie ; les inventeurs construisaient régulièrement des créations qui défiaient toute explication, rendues encore plus merveilleuses par la puissance de l'Æther. Mais conjurer le feu sans avoir recours à une machine—ça c'était nouveau pour elle.

Illustration par Lius Lasahido

Elle courut sur un pont pour rentrer chez elle, mais elle s'arrêta à mi-chemin. Trois rotéro-mécanoptères quasiment silencieux apparurent soudain, battant l'air de leurs rotors. Chaque machine avait un gros objectif braqué sur elle.

Elle avait encore le cylindre. Elle n'était plus sûre d'être encore qualifiable pour le Prix de la meilleure coursière du Monde—elle se demandait même s'il en existait un pour récompenser la pire—et avant tout, elle voulait rentrer à la maison. Mais cela mènerait directement les voltigeurs à sa famille. Les espions volants rapporteraient toutes les activités de ses parents, et elle était sûre que le capitaine Baral viendrait les arrêter. Elle ne savait pas quel sort était réservé aux trafiquants d'Æther. Mais elle avait entendu parler de sentences dures d'exécutions sur l'Akhara, en public.

Les voltigeurs fendirent l'air dans sa direction tandis qu'elle faisait demi-tour sur le pont pour prendre la fuite. Il était difficile d'échapper à pied à quelque chose qui volait. Les voltigeurs survolaient les obstacles qu'elle devait contourner et elle devait sans cesse anticiper ce qui se trouvait devant elle. Elle plongea dans des ruelles étroites et traversa des magasins, mais les voltigeurs l'attendaient là où elle ressortit.

Illlustration par Svetlin Velinov

Elle approcha d'une tour familière : la Fonderie des Consuls, l'usine à Æther qui produisait en masse des automates. Elle allait la contourner et s'enfoncer plus loin en ville quand elle entendit son nom.

« Chandra ? » C'était madame Pashiri, son contact et une amie de la famille Nalaàr. Elle sortait de l'entrée principale de la Fonderie, un trousseau de clefs en main.

« Madame Pashiri ! » s'écria l'enfant, essoufflée.

« Que se passe-t-il, ma chérie ? Ce n'est pas le lieu de notre rendez-vous. »

« Ils en ont après moi », dit-elle, pointant du doigt les voltigeurs qui approchaient. Puis elle hésita, se rappelant ce que lui avaient dit ses parents sur la confiance. Elle posa le regard sur le trousseau de clefs de la Fonderie des Consuls. Par réflexe, elle serra les poings.

Mais madame Pashiri fit une boucle avec son index et son pouce avant de les approcher de son front, comme si elle mettait une paire de lunettes. C'était le signal que ses parents lui avaient montré. Elle fit ce geste avec une certaine révérence, presque un salut militaire. « Les Nalaàr et moi sommes amis de longue date », dit-elle.

Chandra vacilla. Elle entendait les voltigeurs approcher. Elle voulait faire confiance à son contact, cette amie de la famille qui connaissait le signal, mais les clefs signifiaient qu'elle était connectée aux consuls. Elle ne savait plus que faire.

Les yeux de madame Pashiri s'étrécirent ; elle regarda derrière Chandra et vit les voltigeurs. Elle déverrouilla la porte de la Fonderie. « Entre. Ressors par la porte de derrière. Je vais les distraire. »

C'était le dernier endroit où Chandra aurait choisi d'entrer. Tandis qu'elle hésitait, madame Pashiri sortit de sa tunique un oiseau de cuivre aux formes délicates. Il se mit à battre de ses ailes emplumées, et s'envola en direction des voltigeurs. L'automate entra en collision avec une des machines volantes et explosa, provoquant une pluie de débris sur la rue.

« Entre dans la Fonderie, répéta la vieille femme avec un geste sec de la tête, tandis qu'elle sortait de sa poche une petite chauve-souris de filigrane d'argent. Les machinistes ne sont pas encore arrivés. Vas-y, ma chérie. Va te mettre en sécurité. »

Chandra se précipita à l'intérieur tandis que madame Pashiri commençait à crier des injures aux voltigeurs.

Illustration par Johann Bodin

L'intérieur de la Fonderie était une nature morte de machinerie silencieuse. Des automates immobiles, à demi-assemblés, étaient suspendus par leur torse aux postes des machinistes. Les membres et les pinces étaient rangés dans des étagères, attendant leur tour d'être rivetés pour devenir un autre serviteur industriel. Les éclairages principaux étaient éteints, et la seule lumière provenait d'une lucarne ronde dominant le dôme. Un énorme pylône, planté au centre de l'espace, grimpait jusqu'au plafond. Des bras automatiques et des manipulateurs à rouages y étaient repliés comme les ailes d'un canard.

Chandra avança prudemment entre les postes d'assemblage et les rouages de filigrane, cherchant l'autre sortie. Elle entendit une autre petite explosion dehors, et les invectives de madame Pashiri parurent s'éloigner. L'enfant poussa un grand soupir de gratitude pour la distraction.

Elle entendit alors un cliquetis au-dessus d'elle. Au plafond, une série de rouages élégants se mit à tourner, et la lucarne s'ouvrit. Le chuchotement familier des rotors annonça l'arrivée du dernier voltigeur, descendant par la lucarne. Son objectif s'orienta vers Chandra.

Une série de lampes oranges clignotèrent au plafond, s'allumant une par une en suivant une spirale. Les bras du pylône s'animèrent, étirant ses membres étonnamment longs et ses pinces griffues. Partout dans l'atelier de la fonderie, les créatures-artefacts se détachèrent de leur support et pivotèrent la tête vers elle, sous la lumière criarde des lampes.

Une explosion de chaleur jaillit dans tout le corps de Chandra. Ses doigts la picotèrent et ses mains se mirent à luire.

« Non merci, dit-elle à ses mains. Pas encore. Non, non, non. »

Elle esquiva une petite créature-artefact et en bouscula une autre. Elle vit la sortie, mais une énorme machine à six pattes s'interposa entre elle et son objectif. Elle voulut retourner vers l'entrée, mais c'était encore pire dans cette partie de l'usine. Des automates jaillis de nulle part marchaient ou glissaient vers elle.

Une construction humanoïde à rouages tendit les bras dans sa direction. Mais à la place de mains, il avait des menottes en métal. Il chercha à l'attraper par les poignets. Elle le frappa, parce que c'était sa première logique. Mais son poing projeta une rafale de feu, renversant la construction et éparpillant ses pièces calcinées sur le sol. Une autre créature-artefact voulut la saisir et une fois de plus, des flammes jaillirent au point d'impact quand elle se défendit. Ses mains étaient à nouveau enveloppées de flammes. Ces machines étaient magnifiques, et Chandra n'avait aucun contrôle sur le feu, mais elle n'avait pas vraiment le loisir de se poser des questions. Elle avança, criant et frappant, incendiant ses assaillants mécaniques l'un après l'autre.

Illustration par Daarken

Elle tenta de se frayer un chemin jusqu'à la sortie, mais les serviteurs de la Fonderie étaient trop nombreux et trop rapides, et l'énorme monstruosité à six pattes montait toujours la garde devant la porte. Le voltigeur devint même suffisamment audacieux pour fondre sur elle, déplier une griffe et lui tailler le dos.

Elle virevolta et cria. Les rotors prirent feu d'une façon inexplicable et la machine s'inclina, percuta le pylône et tomba au sol dans une explosion de flammes.

Chandra se rappela soudain qu'elle n'avait pas livré madame Pashiri. Le cylindre d'Æther était toujours sur son dos. Tandis qu'elle se tournait à nouveau vers le garde de la porte, elle eut soudain une très mauvaise idée.

« Mains, voyons ce que vous savez faire », dit-elle. Ses doigts toujours enflammés, elle détacha la sacoche de son dos et jeta le cylindre sur la porte de derrière. Le boîtier se fendit au contact avec le garde de la porte et roula au sol. Le couvercle se détacha. Un jet d'Æther fut expulsé du cylindre.

Chandra concentra tout son feu et toute sa rage sur le boîtier. Elle ne s'inquiéta pas de savoir si c'était une bonne chose à faire.


L'obscurité du refuge souterrain ne lui apporta pas le réconfort qu'elle avait espéré. Quand Chandra dévala les escaliers, sa mère éteignit un fer à souder et son père releva ses lunettes. Ils virent son regard et les bords calcinés de sa tunique.

« Il… il faut que je vous dise quelque chose », bégaya Chandra.

Ils la serrèrent dans leurs bras. « Tu es blessée ? Brûlée ? Que s'est-il passé ? »

« Je vais bien, répondit-elle, tremblante. J'ai fait… j'ai fait du feu. »

« Tu as mis le feu ? À la cargaison ? »

« Non, je l'ai créé, expliqua Chandra en s'écartant. Avec mes mains. Je suis tombée sur des soldats des consuls et ça m'a énervé, et mes mains ont pris feu. »

Sa mère écarquilla les yeux. Elle prit les mains de sa fille dans les siennes et les retourna. « Tu es blessée ? Tu as blessé quelqu'un ? »

« Attends, coupa son père. Tu as rencontré les forces des consuls ? »

« Il n'y a pas eu de blessés. » Chandra sentit soudain la culpabilité s'abattre sur elle, songeant qu'en effet, quelqu'un aurait pu être blessé à cause d'elle. Ses épaules s'affaissèrent. Elle sentit sa gorge s'enfler. « Mais il y a eu—j'ai causé—des dégâts. À la Fonderie. »

« La Fonderie des consuls ? »

« Madame Pashiri m'y avait fait entrer pour me cacher. Mais je n'arrivais pas à ressortir par la porte, et je crois que je l'ai détruite. »

« La porte ? »

« La Fonderie. »

Ses parents échangèrent un regard. Leur bouche s'ouvrit et se ferma comme pour articuler, mais ils restèrent sans voix. Finalement, Kiran se tourna vers elle.

« Tes mains ont pris feu, sans utiliser de machine ? Spontanément ? »

Des larmes commencèrent à perler dans les yeux de Chandra, mais elle les essuya d'un revers du poignet. « Oui. »

« Et ta peau n'a pas brûlé ? »

« Non, mais ma chemise, si. regarde. »

« Peux-tu... me montrer ? »

« Je ne sais pas si je peux le faire comme ça. Quand ça m'est arrivé, je ne le contrôlais pas. Qu'est-ce qui m'arrive ? »

« Chandra ! Oh, Chandra ! » Pia la prit dans ses bras et la serra si fort que le visage de l'enfant fut pressé contre le giron de sa mère.

« Je sais », balbutia Chandra. Elle voulait serrer elle aussi sa mère dans ses bras, mais elle n'osait pas se servir de ses mains. Ses larmes mouillèrent le châle brodé de Pia. « Je suis… je suis un monstre. »

« Ma chérie, tu n'es pas un monstre. » Sa mère s'écarta un peu, mais garda ses mains sur les épaules de Chandra. Elle la regarda, les lèvres serrées. « Tu es une pyromancienne. »

« Si c'est le nom qu'on donne à quelqu'un qui a des allumettes à la place des doigts, alors c'est moi. »

« Écoute-moi, lui dit sa mère, le regard intense. C'est un don. Tu as quelque chose de spécial, qui n'a pas été vu depuis des années. »

Chandra l'écouta, mais les mots n'éveillaient rien dans sa tête. Elle scruta le visage de sa mère à la recherche d'indices.

« Je ne comprends pas. »

« Ton feu. C'est une forme de magie. Très spéciale. Mais c'est quelque chose qui leur fait peur. Si c'est quelque chose que tu peux faire sans l'aide d'une machine, sans l'aide de l'Æther…Tu peux faire ce que tu veux, comprends-tu ? Et ça, ils n'aiment pas. »

« Il est important pour eux que la population ait besoin d'eux, continua son père. Et si tu n'as pas besoin d'eux, tu représentes une menace. »

Chandra serra les poings. Comment deux petites mains pouvaient-elles causer tant de problèmes ?

« Maintenant Chandra, il faut que je te pose une question. Est-ce qu'on t'a suivi jusqu'ici ? »

« Je crois que j'ai fait sauter tout ce qui aurait pu me suivre. »

« Et les soldats. Ils t'ont identifiée ? »

« C'est possible. Je n'en sais rien. Mais je les ai semés près de l'arène. Père ? »

« Oui ? »

« Maintenant, je ne vais jamais devenir la meilleure coursière au monde, hein ? »

Pia mit une main devant ses lèvres, retenant ses larmes.

Kiran prit les petites mains de Chandra dans les siennes. « Tu es déjà la meilleure, ma Chandra. Tu es tout ce qu'une mère ou un père pourrait espérer. Quoi qu'il advienne. »

Chandra acquiesça. Son père la serra dans ses bras, et sa mère lui prit la main. Être elle-même, être simplement leur fille, semblait être ce qu'il y avait de plus important pour eux. Elle se demandait ce qu'ils voyaient en elle, ce que signifiait être la meilleure Chandra au monde.


Les ténèbres prononcèrent son nom.

Chandra.

Elle l'entendit comme si le son était calfeutré, d'abord irréel. Sa conscience s'y ancra et elle s'éveilla.

Chandra.

La voix de sa mère était douce, mais la main posée sur son épaule était ferme. « Chandra. Partons, ma chérie. C’est l'heure de se lever. »

Sa chambre était plongée dans l'obscurité, juste éclairée par les lampes-torches de ses parents. Bizarrement, les ténèbres l'éveillèrent plus vite que la lumière du matin l'aurait fait. Ce n'était pas routinier. L'obscurité signifiait que quelque chose clochait, et bien plus que ce qui était arrivé la veille.

Sacs de voyage. Ceintures avec outils. Un chargement de possessions.

« Où— ? Où allons-nous ? »

« Prends un sac et suis ton père. »

« Qu'est-ce qui se passe ? »

Sa mère lui mit un sac dans les bras. Ils grimpèrent l'escalier jusqu'à la porte segmentée lourde qui servait d'entrée à leur maison. Son père verrouilla la porte et Pia la souda pour la bloquer. Ils s'aventurèrent dans la nuit, toutes leurs possessions sur le dos, passant d'une ombre à une autre. Ses parents ne disaient rien, et Chandra ne posa pas de questions. Ils grimpèrent à l'arrière d'un véhicule qui les attendait et se cachèrent sous une couverture.

Illustration par Dan Scott


Les villages n'avaient pas de nom. Les chemins de terre remplacèrent les cours de mosaïque mobiles de Ghirapur. Les toits de chaume prirent la place des tours rotatives. Les portraits des inventeurs-héros cédèrent la place à des ouvriers agricoles penchés sur leurs champs. Chandra troqua sa tunique et ses bottes contre une simple robe de travail et des sandales. Même son identité n'était plus la même. Ses parents lui dirent de se présenter et de les présenter en utilisant des faux noms. Ils lui donnèrent une écharpe bleu-marine pour cacher ses cheveux roux. Elle la perdit presque immédiatement.

Ils apprirent à vivre sans défaire leurs bagages. Chandra et ses parents ne restaient au même endroit que quelques jours, partant parfois pour le village suivant après seulement quelques heures de sommeil.

« Combien de temps allons-nous rester ici ? » demanda Chandra alors qu'ils arrivaient en carriole dans un nouveau village.

« Pas longtemps, répondit Kiran. Pour le moment, la route doit être notre foyer. Autant que tu t'y habitues. »

« On va s'amuser ? » demanda-t-elle, plaisantant à moitié.

« Oui, c'est une aventure », répondit son père d'une voix morne.

Chaque fois que la carriole arrivait au sommet d'une colline, Chandra se retournait vers la ville, comparant la distance avec la fois précédente où elle avait regardé. Chaque fois, les structures chatoyantes pâlissaient un peu plus, les tours et les dômes de cuivre vif disparaissaient un peu plus dans la chaîne montagneuse qui les entourait. Elle scrutait alors le visage de son père, cherchant à confirmer que ce n'était pas dur pour lui, que l'éloignement de sa forge et de ses projets n'était pas trop insupportable. Elle s'adaptait à la vie sur la route. D'une certaine manière, elle s'amusait. Mais elle savait dans son cœur que ce voyage était entièrement sa faute, lié aux problèmes qu'elle avait causés.

Elle passait ses journées à arpenter les villages et les bois environnants, pourchassant les poules et explorant les sentiers élevés secrets formés par les entrelacements des branches d'arbres. Les villageois souriaient toujours, lui adressant des signes de tête et la laissant faire ce qu'elle voulait. Sa mère disait que les règles n'étaient que des mots utilisés par les gens qui voulaient quelque chose. Ces gens, visiblement, ne voulaient rien, alors elle profitait de sa liberté. Elle ramassait dans les bois des graines, des fruits et d'autres cadeaux qu'elle laissait sur le seuil des maisons. Parfois, elle pensait à son feu, mais elle n'essaya pas de le conjurer, et il ne se manifesta pas. Elle considérait son pouvoir comme une des machines qu'elle avait laissées à Ghirapur : incomplet, incontrôlé et abandonné.

Par une belle journée où elle n'avait pas pensé au feu et pratiquement pas aux soldats, elle découvrit un trésor dans les arbres. Une énorme corne striée qui dépassait entre deux branches. Elle avait une forme sinueuse, et les striations pourraient être facilement peintes—un joli cadeau pour quelqu'un dans le village. Elle grimpa dans l'arbre pour libérer l'objet et la fit tomber sur le sol.

Quand elle sauta près de la corne, un troupeau de bêtes couvertes de fourrure la surprit. Leurs cornes étaient similaires à celle qu'elle avait trouvé—clairement, elle se trouvait sur leur territoire. Leurs gueules porcines révélaient des défenses conçues pour déchiqueter la chair. Ils rugirent.

Elle fit de même.

Ses flammes apparurent sans qu'elle y pense, aussi naturelles que l'instinct de fuite. Courant pour échapper aux animaux, elle créa des petites boules de feu, avec lesquelles elle frôla les animaux qui lui barraient la route. Elle utilisa son feu sans hésiter, sans brûler ses vêtements, sans faire d'effort. Cette fois-ci, elle n'eut pas à négocier avec son pouvoir. Elle en avait besoin et il lui était apparu.

Illustration par Victor Adame Minguez

Les bêtes se dispersèrent avec quelques poils roussis ou des brûlures superficielles, laissant Chandra seule, le souffle court et les joues rouges de chaleur. Elle trouva un sentier et retourna au village, les mains jointes et un sourire secret sur le visage. Elle ne dit pas à ses parents qu'elle avait failli être déchiquetée par un troupeau d'animaux de la forêt, mais ils firent remarquer qu'elle n'avait presque rien mangé au diner. Mais elle ne pouvait rien avaler, pas tant que l'excitation créait de petites explosions dans son estomac.

Cette nuit-là, elle ne cessa de se retourner dans son lit ; elle ne pouvait pas dormir. Elle laissa courir un doigt le long des lignes d'une de ses mains, sentant les contours des os, puis elle fit de même avec l'autre main. Il y avait en elle quelque chose qu'elle ne partageait avec personne, qui lui laissait le souffle coupé, comme la peinture ou la livraison de cylindre ne pourraient jamais le faire. Elle resta ainsi dans son lit pendant des heures, imaginant un papillon de nuit virevoltant dans sa poitrine—un insecte de feu, qui brûlait sans être consumé.


Au travers de sa cage de filigrane, la lumière de la bougie créait des ombres élaborées dans le bureau du capitaine Baral. Une messagère en uniforme entra et le salua, le poing contre sa poitrine. Baral leva les yeux.

« Soldat, au rapport », dit-il de sa voix chuintante.

« Nous avons reçu des nouvelles d'un de nos éclaireurs », dit la messagère.

« L'a-t-on vue ? »

« Ils ont été aperçus tous les trois. Les Nalaàr ont quitté la ville. »

« Vous savez où ils sont ? »

« Approximativement seulement. Ils se cachent dans la région, passant de village en village. Les voltigeurs les ont vus une fois ou deux. »

Baral fit une grimace. « Revenez me trouver quand vous aurez plus de détails. Vous pouvez disposer. »

« Mais... capitaine ? Ce n'est pas tout. »

Baral leva les sourcils.

Elle déposa une missive portant un cachet officiel sur le bureau. « Capitaine, les consuls recommandent que nous abandonnions les recherches. Leur missive dit que nous dépensons d'importantes quantités d'Æther pour traquer les Nalaàr. Nous les capturerons sans l'ombre d'un doute s'ils tentent de revenir à Ghirapur. Les consuls ne considèrent pas qu'ils valent qu'on dépense les ressources nécessaires pour les traquer. »

« Ce n'est pas une question de capturer des fugitifs, soldat, répondit le capitaine sans lever la voix. C'est une question d'avenir. Nous devons montrer à la population de cette ville que nous sommes prêts à laisser derrière nous l'âge de la barbarie et à accepter le progrès. Cette gamine est un rappel d'une époque chaotique. Un obstacle. Si nous voulons avancer, nous devons avoir la voie libre. Les consuls le comprendront. »

« Bien, capitaine, répondit la messagère. Nous les trouverons. »

« Bien. Je veux qu'un vaisseau volant et un détachement de soldats soient prêts au décollage. »

La messagère hésita. « Capitaine ? Devons-nous nous préparer à nous battre si nous les trouvons ? La magie de feu de l'enfant—elle est puissante. »

« Nous n'avons rien à craindre d'elle, car nous appartenons à une société illuminée de constructeurs et de créateurs. » Baral prit la cage de filigrane sur son bureau et ouvrit la petite porte comme pour prendre la bougie qu'elle contenait. L'ombre de sa main s'étala sur les murs. Le capitaine ne toucha pas la flamme. Il se contenta d'approcher la main. La bougie vacilla et s'éteignit, laissant derrière elle une ligne sinueuse de fumée. « Nous savons que le feu ne crée pas—il détruit. Il finira par n'apporter que ruine à son manipulateur. »


« Tu voulais me parler ? » demanda Chandra, entrant dans la modeste habitation qu'ils avaient trouvée dans leur nouveau village.

« Entre, dit son père, tapotant un banc de bois. Assieds-toi. »

Chandra brossa la poussière de sa tunique au lieu de s'asseoir. « Attends. C'est ta voix ‘Il faut qu'on discute sérieusement de ton comportement, jeune fille’ ? Ou bien ta voix ‘Je veux que tu saches que je serai toujours là pour toi, ma fille adorée’ ? Je ne parviens pas à faire la différence. »

« Toujours la deuxième. Et aujourd'hui, un peu la première aussi. Assieds-toi. »

Chandra s'installa. « Est-ce ‘Nous avons découvert que tu as mis le feu à quelque chose, et c'est mal’ ? »

« Utiliser ton don n'est jamais mal, répondit Kiran. C'est ce qui te rend spéciale, et ce sera toujours une bonne chose. Seulement... tout le monde n'est pas de cet avis. »

« C'est au sujet des bêtes ? Qui te l'a dit ? »

« Il faut que tu comprennes que certains des habitants du village dépendent des animaux de la forêt pour survivre. Ils nous cachent parce qu'ils n'aiment pas les consuls. »

« Les forces des consuls. Ce sont elles qui nous recherchent. »

« C'est exact. Les villageois acceptent de nous aider. Alors tant que nous sommes ici, nous sommes leurs invités. Nous devons suivre leurs règles. »

« Mère dit qu'il n'y a pas de règles ici. »

« Je ne suis pas sûr que tu comprennes sa position. Nous devons beaucoup à nos hôtes pour leur générosité. Nous devons utiliser nos talents d'une manière qui n'interfère pas sur leur vie. »

« C'est du feu. À quoi bon dire que c'est bien si cela enfreint les règles de tout le monde ? »

« Je veux juste que tu sois un peu plus prudente. J'ai quelque chose pour toi ; cela devrait t'aider. » Son père lui tendit un petit mécanisme. C'était une petite boîte de métal finement ciselée avec des ouvertures sur un côté. Il y avait une lanière et un câble flexible qui en sortait.

Chandra la retourna dans ses mains. « Qu'est-ce que c'est ? »

« C'est un pack de ventilation. Il est basé sur une vieille invention. Ta mère et moi l'avons fabriqué pour toi. »

« Devrais-je me montrer sceptique ? Parce que je le suis. »

« Essaie-le. »

Chandra se leva et passa la lanière par-dessus son épaule. Le pack de ventilation se nicha dans le creux de son dos. Kiran prit l'extrémité du câble et la colla sur un carré de peau nue près de son omoplate.

« À quoi ça sert ? C'est lourd. » Elle se contorsionna pour le regarder. Le métal lui paraissait froid au travers de sa tunique. Et là où le câble touchait sa peau, elle ressentit une petite décharge électrique.

Son père mit sa main sur son menton et la fixa. « Maintenant, la mauvaise nouvelle. Je crains que tu ne puisses plus aller dans les bois. Plus jamais. »

Chandra virevolta. « Quoi ? Pourquoi ? »

Le pack émit un sifflement et ventila une certaine quantité de vapeur.

« Test réussi », dit son père avec un sourire.

Chandra étrécit les yeux. « Mon scepticisme se transforme rapidement en méfiance, père. »

« Je suis désolé. Le pack de ventilation convertit l'excès d'énergie en vapeur. Normalement, il est conçu pour éliminer sans danger l'énergie en surplus dans les collecteurs d'Æther. Dans ton cas, c'est ton caractère qui est une source d'énergie. Il alimente ton don. Et cela t'aidera à le contrôler. »

Chandra plissa le front. « Donc, tant que je porterai ceci, je ne pourrai pas produire de feu ? »

Le pack devrait seulement tempérer ton don pour qu'il ne se manifeste que sous une forme ne présentant aucun danger. Il n'explosera pas si tu ne le désires pas. Et tu vas devoir le porter tout le temps. »

Le pack émit plus de vapeur. Elle pensa au papillon de feu, mais l'imagina à présent à l'intérieur du pack de ventilation, étouffant et partant en fumée. Peut-être la magie du feu était-elle quelque chose que personne ne devait apprécier. Soudain, elle se sentit immature.

Kiran lui serra le bras. « C'est pour ton propre bien, et pour la sécurité de nos hôtes du village. »

Chandra soupira et ses épaules s'affaissèrent. « Père. Notre fuite. C'est à cause de moi ? Parce que j'ai détruit la Fonderie ? »

« Chandra, écoute-moi, répondit son père en passant ses bras autour de ses épaules. Ta mère et moi sommes très fiers de la personne que tu deviens. Pour nous, tu es ce qu'il y a de plus important au monde. Nous voulons que tu saches que tout ce que nous faisons, nous le faisons pour ta sécurité, et pour offrir un monde meilleur à notre famille. Rien d'autre n'est important. »

Il s'écarta d'elle. Elle leva les yeux vers lui ; son sourire était chaleureux et réel. Le coin métallique du pack lui pinçait le dos, mais elle se retint et ne dit rien.


Le jour où les soldats encerclèrent le village, Chandra explorait les bois. Le pack de ventilation tapotait doucement son dos au gré de ses pas. Elle ne les remarqua pas lorsqu'ils approchèrent des maisons. Elle n'entendit même pas le vaisseau volant. Ce fut uniquement quand elle entendit les cris qu'elle courut en direction du village et qu'elle les vit.

Ils portaient les mêmes uniformes que ceux qui l'avaient arrêtée dans le passage privé à Ghirapur. Ils portaient des armes sur leurs avant-bras, et bon nombre d'entre eux s'étaient équipés de lanternes allumées, bien que ce fût le milieu de la journée. L'un d'eux était grand et avait un air confiant. Il s'adressait aux autres d'une voix chuintante. Le capitaine Baral. Il avait fini par les trouver.

Illustration par Daarken

Les soldats formèrent une palissade humaine autour du village, croisant leurs bras et montrant leurs claquelames. Une femme du village cria quelque chose, et sur ordre de Baral, les soldats la repoussèrent.

Le pack de ventilation de Chandra émit une bouffée de vapeur. Elle sortit du bois. « Hé ! s'écria-t-elle. C'est moi que vous cherchez ? Si vous me voulez, me voilà ! »

Les soldats échangèrent un regard. « C'est la fille Nalaàr. »

« Mon nom, dit-elle du haut de ses onze ans, est Chandra. Laissez ces gens tranquilles. Il n'ont rien fait. Emmenez-moi. »

« Nous allons t'emmener, répondit Baral, de cette voix qui rappelait des pierres qu'on réduisait en poussière. Parce que toi et ta famille représentez un danger, pour vous mêmes et pour le public. » Il se retourna vers la femme et les autres villageois. « Vous pouvez partir. »

Les villageois reculèrent, les adultes poussant les enfants vers les maisons. Chandra chercha ses parents dans la foule, mais elle ne les vit pas.

« Je ne suis pas un danger, dit-elle. Plus maintenant. » Elle brandit son pack de ventilation pour le montrer à Baral. Une trainée constante de vapeur en jaillissait maintenant.

« Ton existence est un véritable danger, murmura le capitaine. Tu sais comment on t'a trouvée, gamine ? Ces gens ont fini par te trahir. »

« C'est un mensonge. Mes parents m'ont dit qu'ils nous protégeaient. »

« Les crimes de tes parents sont nombreux, mais les tiens sont encore pires, pyromancienne. Tu es un instrument du chaos et de la mort. Combien de personnes as-tu tuées ? »

« Aucune. J'ai seulement cassé quelques-uns de vos jouets industriels. »

Les lèvres de Baral se retroussèrent dans un horrible sourire révélant ses dents. « Ce n'est pas ce que j'ai entendu dire. On m'a dit que tu étais responsable de la mort de dizaines de gens dans ce village. » Il fit un signe de la tête aux soldats. « Allez-y. »

Les soldats utilisèrent leurs lanternes pour mettre le feu aux toits de chaume du village. Ils prirent immédiatement feu, crachant une fumée noire et épaisse.

« Non ! » Instinctivement, Chandra tendit les bras pour projeter des flammes, mais rien ne se produisit. Le pack émit encore plus de vapeur. Baral sourit ; quelque chose brilla dans son regard.

« Chandra ! s'écria son père, apparaissant de derrière un bâtiment. Chandra, cours ! Par ici ! » Il jeta un petit orbe de cuivre sur le sol aux pieds des soldats. Il explosa dans un éclat de lumière, les aspergeant de poussière scintillante. Ils portèrent leurs mains à leur visage en gémissant.

Chandra courut dans le village, son père sur ses talons. Elle passa entre les maisons, à présent consumées par le feu et les cris. La fumée cachait le chemin qui menait à la maison où sa famille habitait. Elle courait en tête, essayant toujours de garder un œil sur son père.

Quand elle sortit du nuage de fumée, elle était à l'autre bout du village. L'incendie dévorait à présent des maisons entières. Les villageois tentaient de fuir, hurlant, se roulant par terre pour éteindre leurs vêtements en feu. Les soldats de Baral restaient immobiles. Ils ne faisaient rien pour aider les victimes. Elle comprit qu'ils lui feraient porter le blâme. Elle avait fait peur aux bêtes de la forêt avec son feu, et un villageois avait dû contacter le capitaine Baral. Et à présent, elle serait accusée de toute cette destruction, parce qu'elle était une pyromancienne. Il avait été si facile de la duper, et Baral lui avait même directement déclaré ses intentions.

Les soldats l'aperçurent. Elle se retourna pour reprendre sa course, mais elle glissa sur quelque chose et tomba. Son pied s'était pris dans un morceau de tissu piétiné dans la poussière. Elle le prit dans ses mains. C'était le châle de sa mère, celui qu'elle portait toujours à la taille, avec ses broderies caractéristiques. Il fumait et il avait été roussi par le feu. Elle réalisa qu'elle se trouvait devant leur maison, et qu'elle était ravagée par les flammes.

« Mère ! s'écria-t-elle, soudain incapable de se relever pour fuir. Non ! »

Les soldats déployèrent les claquelames qu'ils portaient aux avant-bras. Ils s'écartèrent pour laisser passer Baral. Il était seulement armé d'une dague. Chandra ne pouvait pas bouger.

« L'arène va nous offrir un excellent spectacle, murmura-t-il. Les consuls aiment faire des dissidents un exemple. Et la foule adore les spectacles de force quand ils ne les impliquent pas. »

Kiran jaillit soudain de la fumée. Il s'interposa entre Chandra et les soldats. « Assez, dit-il en toussant. Embarquez-moi. C'est moi que vous voulez. Je me rends. »

Baral approcha de son père, mit une main sur son épaule, et lui planta sa dague dans le ventre. Kiran s'écroula en suffoquant, tombant à genoux, tenant son ventre dans ses mains. Il lança un dernier regard à Chandra. Elle vit dans ses yeux sa dernière émotion—ce n'était pas de la peur, mais la déception de n'avoir pas pu faire mieux pour la protéger. Son corps se pencha vers l'avant en tremblant, et il s'écroula, inerte.

Illustration par Jason A. Engle

Chandra n'entendit pas le cri qu'elle poussa à cet instant. Le monde n'était plus que vapeur, fumée et uniformes militaires. Elle ne sentit pas les menottes qu'on lui fixait aux poignets, des anneaux de filigrane de cuivre qui résistaient autant que du fer massif. Elle ne sentit pas la vapeur expulsée par le pack de ventilation. Serrant toujours le châle de sa mère entre ses doigts, elle remarqua à peine qu'on la conduisait au vaisseau volant et qu'on l'asseyait à bord. Et elle ne vit pas les volutes de fumée qui montaient du village tandis que le vaisseau s'envolait pour mettre le cap sur Ghirapur. Elle ne voyait plus qu'une chose, encore et encore : son père, recroquevillé dans la boue, qui poussa son ultime râle d'agonie.


Le bourreau était grand et baraqué. Son visage était dissimulé par une cagoule ornée d'un masque en filigrane. Plus important pour Chandra, son avant-bras se terminait par une énorme lame tranchante. Elle était sans doute montée sur un gant, mais l'enfant avait l'impression qu'elle avait été greffée, intégrée au costume morbide du bourreau. Il décrit un cercle autour de Chandra, suivant le périmètre de l'estrade centrale de l'arène. C'était l'Akhara, la cour que la jeune fille avait traversée quand elle avait fait sa livraison ratée seulement quelques semaines plus tôt. Aujourd'hui, les gradins étaient remplis de badauds rassemblés pour assister au sinistre spectacle.

Elle baissa les yeux sur les menottes délicates qui retenaient fermement ses poignets. Ses mains ne ressemblaient pas aux armes d'un pyromancien, mais aux mains d'une enfant ordinaire.

Un annonceur rondouillard habillé d'une robe de soie lut sa sentence d'une voix forte et résonnante. « Pour ses crimes contre le bien public, la destruction de l'honorée Fonderie de Ghirapur, et pour la mort de trois personnes dans l'incendie du village de Bunarat, cette citoyenne a été condamnée au toucher de la lame de la justice. »

Pendant son annonce, Chandra essaya d'appeler son feu. Mais rien ne se passa. Elle sentait quelque chose faire pression sur elle, affaiblissant les flammes qu'elle pourrait conjurer. Elle portait toujours le pack de ventilation, juste au-dessus du châle de sa mère. Il n'émettait aucun bruit. Sa rage s'était éteinte avec la mort de son père. Chandra scruta les gradins espérant y voir sa mère—si elle était encore en vie, elle serait là pour essayer d'arrêter l'exécution, pour tenter de sauver sa fille. Mais rien n'interrompit le discours de l'annonceur. Pour Chandra, la situation était claire. Sa mère devait être morte, elle aussi.

Il ne lui restait plus rien. Peut-être valait-il mieux que le bourreau lui prenne la vie.

« Aujourd'hui, nous apprenons tous une leçon difficile sur les limites de la compassion et l'importance de la vigilance, continua l'annonceur. Aujourd'hui, nous apprenons que, pour certains, il ne peut y avoir suffisamment de direction, d'enseignement de moralité. Certains naissent avec la destruction en eux, et pour le bien de tous, ils doivent être éliminés. »

Peut-être était-ce qui avait toujours été prévu pour elle. Peut-être n'était-elle jamais censée devenir la meilleure à quelque chose. Elle n'était peut-être qu'un monstre en fin de compte, un monstre avec un « don » qui ne pouvait que faire souffrir ceux qui l'entouraient. Peut-être que personne ne pouvait avoir confiance en elle, l'aimer pour ce qu'elle était. Peut-être valait-il mieux quelle baisse la tête et accepte son sort.

Quelque chose dans la foule attira son regard. C'était madame Pashiri, son contact de la fonderie. Elle lui adressa un signe de tête depuis les gradins. Son expression était déterminée, ses yeux brillants de larmes de défi. Doucement, madame Pashiri leva la main. Ses doigts formèrent un cercle sur son front—le signal des Nalaàr, représentant les lunettes de soudure de son père, effectué avec la précision d'un salut militaire.

Chandra serra les poings. Le pack commença à émettre un filet de vapeur, puis à siffler comme une bouilloire. L'enfant gardait les yeux fixés sur madame Pashiri, sur son geste, sur ce respect de qui elle était. Elle était une Nalaàr. Chandra Nalaàr.

« L'existence de cette citoyenne nous met tous en danger, continua l'annonceur. Alors, pour notre sécurité à tous, elle va en répondre devant la justice. Porteur de lame, veuillez avancer. »

Tandis que le bourreau faisait trois pas rituels vers Chandra, la lame sortit de son bras, doublant sa longueur mortelle. Le corps de la jeune fille se raidit. Le sifflement du pack se transforma en crachotement, comme si quelque chose se mettait à bouillir en elle.

Illustration par Lius Lasahido

Le bourreau approcha son visage masqué de celui de Chandra. « Je sais que tu essaies, pyromancienne », murmura-t-il gravement.

Chandra détacha son regard de madame Pashiri, fixant le bourreau droit dans les yeux malgré son masque. Elle serra les dents. Elle reconnut immédiatement la voix. « Baral. »

Elle voyait les yeux du capitaine au travers du filigrane du masque. C'était un regard glacé. Elle sentait le poids de sa présence sur elle, la pression de sa contremagie.

« Toi et moi ne sommes pas les seuls mages que ce monde ait connu, chuchota-t-il. Mais je serai le dernier que tu connaîtras. » Il se redressa et recula d'un pas pour faire admirer sa lame par la foule.

Chandra se concentra sur madame Pashiri dans la foule. La vieille femme ne baissa jamais la main. Les poignets de l'enfant luttaient contre ses menottes, mais elle ne pouvait pas bouger. C'était la fin.

Baral leva haut sa lame. Chandra entendit l'annonceur donner l'ordre : « Exécution. »

Chacun de ses muscles se tendit. Elle fouilla en elle, à la recherche de quelque chose—n'importe quoi—et elle trouva le papillon de nuit incandescent. Ses ailes brillantes battaient encore. C'était une faible source de lumière, et pourtant rebelle, insoumise. Elle réalisa que c'était elle : une manifestation de son don, mais aussi d'elle-même. Elle était son feu, et son feu était elle. Elle ressentit alors une infime partie de ce qu'était un pyromancien, ce que signifiait la vie, ce que signifiait être Chandra.

Comme au ralenti, la lame s'abattit dans un grand arc vers son cou. Chandra sentit un picotement lui parcourir tout le corps, comme une vague de fièvre. Sa vision parut vaciller, faisant disparaître Baral, l'annonceur et tout ce qui l'entourait. L'arène et la foule se déformèrent dans une brume de flammes. Elle sentit la vapeur de son pack se transformer en liquide brûlant, sans se rendre compte que c'était la machine qui avait fondu, qu'elle lui coulait le long de la jambe et qu'elle brûlait l'estrade de pierre.

Illustration par Eric Deschamps

Ses mains s'embrasèrent, faisant fondre ses menottes. Ses bras s'embrasèrent à leur tour. Ses épaules et son torse prirent feu eux aussi. Elle tourna la tête, mais les flammes se répandirent sur son visage. Sa chevelure se transforma en un véritable brasier incandescent. Ses yeux rougeoyèrent comme des braises dans leurs orbites.

Elle poussa un cri de furie, et son cri devint une explosion. Une cascade de feu jaillit de son corps, enveloppant l'estrade, ses geôliers, le monde entier. Tout ce qu'elle voyait était noyé par le feu.

Elle leva ses bras enflammés au-dessus de sa tête incandescente, et ferma ses yeux brûlants. Ses oreilles sonnaient, à la fois assourdies et rugissantes. Un instant ou une éternité passa. L'instant d'avant, elle entendait les hurlements de Baral, et celui d'après, elle eut l'impression d'être soufflée comme une bougie, ou de sortir d'une tornade.

Quand elle rouvrit les yeux, la fumée de son explosion enveloppait encore le monde qui l'entourait. Ses vêtements fumaient, et son pack de ventilation avait disparu. Quand elle entendit des voix approcher, elle se prépara à conjurer le feu, à le lancer sur ses ennemis. Les flammes lui vinrent immédiatement, comme un vieil ami.

La fumée se dissipa suffisamment pour voir qui approchait. Ils ne ressemblaient pas aux argousins des consuls, ni même à d'autres personnes connues d'elle : grands, nobles, habillés comme des moines, des cendres étalées sur leurs visages comme des masques d'apparat. Derrière eux se dressait un contrefort de roche grossièrement sculptée, avec des escaliers menant à une arche monumentale conduisant dans la montagne. Une architecture de pierre rustre semblait jaillir de la montagne, éclairée par des pistes de flammes, et l'air sentait le gaz chaud et la terre qui cuisait.

L'arène avait disparu. La ville, son monde en entier, l'avait abandonnée—ou était-ce elle qui l'avait fait ?

Chandra bouillonnait de terreur. Les moines tendirent la main dans sa direction pour la calmer, et l'un d'eux dit quelque chose d'une voix rassurante.

Alors elle rassembla toute sa volonté et projeta son feu tout autour d'elle. La logique du feu.

Cependant, la colonne furieuse de flammes ne les blessa pas. L'un des moines leva une main et ses flammes diminuèrent pour devenir un cercle de chaleur les réunissant tous. Le moine lui adressa un signe de tête.

« Salutations, pyromancienne, dit-il. Sois la bienvenue ici. »

Illustration par Eric Deschamps