Vryn

Jace s'arrêta au pied de la dernière volée de marches.

Sa famille vivait presque tout en haut de l'Anneau du Mage que les autochtones appelaient le Croisement de Silmot, dans le quartier d'appartements où les mineurs de mana les plus pauvres s'étaient établis. Sa famille et lui devaient payer pour utiliser les ascenseurs branlants ou gravir les vingt-trois escaliers à chaque fois qu'ils rentraient chez eux. L'argent était une denrée rare, alors Jace prenait l'escalier.

Vingt-deux étages gravis. Encore un dernier.

Illustration par Chase Stone

Maintenant qu'il était presque arrivé, il hésitait. Il allait avoir des ennuis dès qu'il ouvrirait la porte, même si à son avis, il n'avait rien fait de mal.

Idiot congénital.

Un homme baraqué le poussa de derrière.

Jace ne pouvait s'empêcher d'être d'accord avec lui.

Je vous jure, le fils Beleren...

Il atteignit enfin la dernière marche. Il prit une grande inspiration et entra dans l'appartement.

Chez lui.

Bien entendu, son père était attablé dans la cuisine, le front plissé. Gav Beleren, sale et perdant ses cheveux, fixa son fils d'un air las.

Je voudrais tant qu'il soit normal.

Les pensées de son père suivaient un cheminement familier.

« J'ai reçu un message de l'école. »

Jace ne fut pas surpris que les nouvelles soient arrivées plus vite que lui. Les illusions ne devaient pas monter les escaliers, et il ne s'était pas non plus pressé. Son père lui fit signe de s'asseoir.

« Tu peux me dire ce qui s'est passé ? »

Le jeune homme s'assit. Il haussa les épaules et baissa les yeux sur la table.

« Tu ne veux pas te faire renvoyer, j'espère ? L'éducation, c'est le moyen pour toi te partir d'ici, d'avoir une vie meilleure. »

Meilleure que la mienne. C'était toujours le même refrain.

« Je sais », répondit Jace.

Tu n'en donnes pas l'air.

« Je veux seulement savoir si tu as vraiment fait ça. L'entendre de ta propre bouche. »

Jace continua de fixer la table.

Il avait passé un examen de dynamique de mana dont les réponses lui échappaient complètement. Il pensait avoir suffisamment étudié, s'être suffisamment préparé, mais une fois devant la page blanche, il ne savait plus rien. Puis les réponses lui étaient... tout simplement venues. Il connaissait les formules. Il avait montré son travail. Il savait qu'il avait donné toutes les bonnes réponses.

Mais il avait eu raison dès le départ—il s'était bien préparé à l'examen—et c'était des questions pièges. Il n'était pas censé savoir les réponses. Il était supposé faire de son mieux, montrer ses connaissances, mais il en savait trop.

« Je n'en sais rien », répondit-il.

« Tu n'en sais rien ? Qu'est-ce que tu veux dire par là ? As-tu triché, oui ou non ? »

« Non, répondit Jace. Je... je connaissais les réponses. »

« On me dit que tu as résolu une équation de pression de mana à six nodules de tête. Si c'est vrai, tu devrais superviser une équipe de régulateurs, pas être à l'école. »

Le jeune homme haussa une fois de plus les épaules. « Possible. »

Trop loin. Son père donna un coup de poing sur la table.

« Va dans ta chambre. Nous en parlerons quand ta mère sera rentrée. »

Jace se leva et prit la direction de la porte.

« Où vas-tu comme ça ? »

Pourquoi n'est-ce jamais simple avec toi ?

« Dehors », répondit Jace. Et il se mit à courir avant que son père ne puisse l'empêcher de sortir.

Cette fois, il grimpa les escaliers en courant, suivant la courbe de l'anneau jusqu'à son sommet, au-dessus de la station de surveillance, se frayant un chemin dans la foule. Leurs pensées, bruyantes et moroses, se mêlèrent aux siennes. Il gravit une échelle pour atteindre une trappe d'accès—dont les civils de l'anneau étaient censés ignorer l'existence—et se hissa sur le toit de l'immense structure qui lui servait de foyer.

Illustration par Jaime Jones

Il était à des centaines de mètres au-dessus de la vallée, sur les plaques rouillées qui constituaient la coque externe de l'anneau. Sa cape claqua au vent ; il se couvrit la tête de son écharpe. Ici, loin des parties habitées de l'anneau, il pouvait réfléchir sans être interrompu. Les pensées des autres n'étaient plus que des échos lointains. Il n'entendait rien d'autre que le sifflement du vent.

Au-dessus de lui se dressait l'imposant anneau de guidée. Il mesurait facilement douze mètres de diamètre, mais il était minuscule comparé à l'anneau lui-même. Il marcha prudemment sur les plaques incurvées et s'assit au bord, face au vent. Il fut pris de vertige, une sensation qu'il savourait car au moins, il était sûr qu'elle était la sienne. De temps en temps, des gens tombaient du haut de l'anneau, et la plupart du temps, quelqu'un les rattrapait à temps. La plupart du temps.

La ligne d'Anneaux du Mage s'étirait au loin, suivant une douce courbe. À trois anneaux de là, elle rejoignait une autre ligne et elles fusionnaient en un seul canal : le Croisement de Silmot. Les anneaux avoisinants avaient également pris ce nom. Après le Croisement, cette douce courbe continuait, traversant le ruban d'argent du fleuve Hirondelle, suivant des courants très différents.

Derrière Jace, quelque part, se trouvaient les énormes stations de collecte de mana qui canalisaient l'énergie dans le réseau d'anneaux. Et devant lui, au-delà de l'horizon, se trouvaient les États Nucléiques, au centre du réseau d'Anneaux, rassemblant l'énergie de tout un continent pour les besoins de l'élite mage—à moins que les Séparatistes n'aient encore dévié le flux. Les anneliers prêtaient en théorie allégeance à la Ligue d'Ampryn, mais ils ne savaient jamais vraiment qui travaillait sur les récepteurs, et ils s'en moquaient, pour être honnête. Tant que le mana continuait de circuler, personne ne se souciait d'eux.

L'anneau de guidée se mit à crépiter, d'abord de façon intermittente, puis plus vigoureusement. Jace avait de la chance. Il sourit et fouilla dans son sac, où il avait rangé des tourtes à la viande en prévision d'être envoyé dans sa chambre sans dîner. Dîner spectacle.

Il entendit un son de cloche monter malgré le rugissement du vent. C'était sur le point de commencer. Il mordit dans une tourte tiède. Pas mal.

Pendant qu'il mâchait, l'anneau de guidée—plus petit et plus sensible que l'anneau primaire—réagit à l'arrivée d'une pulsation de mana. Au-dessous de lui, tous les anneliers du deuxième service se mirent au travail. Dans la station de surveillance, les superviseurs vérifiaient la force de la pulsation et assignaient des mages à différents endroits de l'anneau pour stabiliser le flux de mana.

    

Illustration par Jung Park

Sans nul doute, les coordinateurs étaient occupés à calculer les équations de pression de mana dans la station de surveillance. Leur anneau avait douze nodules de contrôle de mana, utilisant chacun une demi-douzaine de mages d'anneau, et chaque pulsation avait sa propre pression, sa propre torsion et ses propres dynamiques internes. Même avec les tableaux de guidée, les calculs mathématiques étaient exponentiellement plus difficiles que ceux de son examen, mais les superviseurs savaient les faire.

Jace prit une autre bouchée de tourte. Et si on lui demandait de résoudre cette équation ? Découvrirait-il qu'il connaissait mystérieusement la réponse ? Il continua de manger en réfléchissant. Peut-être. Probablement. C'était possible.

Il y eut un flash et au-dessous de lui, l'air s'emplit d'une énergie blanche-bleutée scintillante. Le flux de mana traversa le centre de l'anneau, fluctuant là où les mages canalisaient leur magie dans les nodules de mana afin d'atteindre une pression constante.

C'était une vision magnifique. Un chef d'œuvre.

L'anneau gémit et craqua tandis que le flux se verrouillait, la puissance brute du mana ancrée à la structure physique.

Le taré est là.

La pensée mordante fut le seul avertissement qu'eut Jace.

Il se retourna, mais il était trop tard. Trois de ses camarades de classe lui bloquaient l'accès à la trappe.

    

Illustration par Kieran Yanner

« Salut, Beleren », dit le plus grand d'une voix tonitruante. Il s'appelait Tuck. Âgé de quatorze ans, il avait un an et une tête de plus que Jace, sans compter un physique de brute.

Les deux autres étaient Caden, un gamin boutonneux qui donnait l'air intelligent à Tuck, et Jillet, une jeune fille toujours enragée qui avait bien plus d'influence sur les deux garçons qu'ils ne le réalisaient. Une fois, quand ils étaient encore à l'école primaire, elle avait poussé Jace dans les escaliers.

« J'allais partir », dit-il, essayant de se faufiler entre Tuck et Jillet.

La fille le repoussa.

« Ne sois pas impoli, dit Tuck. Nous voulons seulement admirer la vue en ta compagnie. »

« Il faut que je rentre », insista Jace. Il voulut contourner le trio, mais la brute l'attrapa par l'épaule.

« Discutons, dit Tuck. L'instructeur pense que tu es un tricheur, mais ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ? »

Jace essaya de se dégager, mais il n'osait pas porter la main sur l'autre garçon.

« Tu es pire qu'un tricheur, continua-t-il. Tu es un monstre. »

Tuck commença à appliquer une pression plus forte sur l'épaule de Jace.

« Un m'as-tu-vu, un je-sais-tout. »

Il serra encore plus fort. Jace fixa le sol, ne pouvant pas avancer.

« Oui, répondit Jace. Si ça peut te faire plaisir. »

« Dis-le », insista Tuck. Il arborait un large sourire.

« Je suis un monstre », murmura Jace.

Le garçon le tira vers lui.

« Je suis désolé. Je n'ai rien entendu. Caden, tu as entendu quelque chose ? »

« Rien du tout », ricana Caden.

« Je suis un monstre », répéta Jace, plus fort cette fois.

« Vous voyez les garçons ? dit Jill. Je vous avais dit que le monstre savait qu'il était un monstre. »

« Alors, dit Tuck, qu'est-ce qu'on fait avec un monstre ? »

Il frappa Jace à l'estomac. Le jeune homme tomba sur ses genoux et ses mains... et il vit les couloirs mêlés de l'esprit de Tuck.

« Tu devais vraiment avoir peur », dit-il, le regard fixé sur la plaque rouillée.

« Quoi, qu'est-ce que tu as dit ? » Le grand gaillard le souleva.

« J'ai dit que tu devais vraiment avoir peur. »

Le sourire de Tuck s'estompa. « Peur de quoi ? »

« Qu'il rentre à la maison le soir. »

« Qui ? » demanda Jill.

« Sachant qu'il serait saoul, continua Jace. Qu'il te frapperait encore. »

« Ferme-la ! » cracha Tuck. Il saisit Jace par la gorge.

« Tu faisais semblant de dormir », continua le garçon, étouffant à moitié. Tu avais ton petit canif sous ton oreiller. Et chaque fois... »

« Ferme-la ! » hurla Tuck. Il serra plus fort.

« Chaque fois... tu te disais que... tu te défendrais. » La vue de Jace commença à se brouiller. Il paraissait flou quand il se vit au travers des yeux de Tuck.

« Tuck ? » dit Caden.

« Mais tu ne l'as jamais fait », murmura Jace.

Ferme-la ! Tuck le poussa fort. Jace glissa sur les plaques de métal froid du toit de l'Anneau du Mage—vers le bord.

Il tenta de se retenir avec ses doigts, de freiner sa chute avant mais il ne trouva aucune prise. Au dernier moment, il parvient à se rattraper d'une main au bord du toit. Ses pieds étaient dans le vide et ses doigts commencèrent aussitôt à s'ankyloser.

Le vent sifflait autour de lui.

Au-dessous de lui, le flux de mana ronronnait. S'il tombait, il ignorait ce qui se passerait. Avec le potentiel de mana de centaines d'hectares de territoire, capturé et canalisé dans un seul rayon... Il serait probablement vaporisé.

Ses doigts tremblaient.

Il leva l'autre main, mais le rebord n'était qu'un surplomb. Il n'avait aucun moyen de se hisser. Il allait avoir besoin d'aide.

Le visage de Tuck apparut soudain au-dessus de lui, tordu par la rage et la souffrance.

« Personne n'est au courant de ça, cracha-t-il. Personne. Pas depuis que cette ordure est morte. »

« Tuck, il va tomber », dit Caden.

Jace sentit une crampe lui remonter le long du bras. Il allait lâcher.

« Tu veux qu'il vienne fouiller dans ta tête ? Qu'il dise à Jilly ce que tu dis dans son dos ? »

« Pardon ? » fit Jill.

« Tais-toi, Tuck ! » dit Caden.

« Maintenant, tu sais ce que je ressens. » Tuck baissa les yeux vers Jace. Il avait le regard fou. « Plus jamais, Beleren. »

Il leva le pied.

Aide-moi.

La perspective de Jace chavira. Il se voyait en contre bas, il voyait Tuck, tout du point de vue de Caden.

La main de Caden bougea. C'était Jace qui la bougeait. Il ne savait pas comment ni pourquoi, où même ce que Caden voyait à ce moment-même. Il s'en moquait.

Illustration par Kieran Yanner

Caden sous son contrôle, Jace attrapa Tuck par l'épaule et l'écarta du bord avant de s'offrir à lui-même une main secourable.

Il avait l'air si petit, désespérément suspendu dans l'air au-dessus du flux de mana crépitant. Il avait l'air si vulnérable. Il se détestait.

De retour dans sa propre tête, Jace attrapa la main de Caden et se hissa sur le toit.

Il resta un instant immobile, tremblant, soulagé par la présence des plaques métalliques sous ses pieds. Il avait du mal à croire qu'il était encore en vie. Il regarda ses trois camarades.

Caden vacillait légèrement. Ses yeux brillaient d'un crépitement bleu. Tuck, furieux, avait le visage cramoisi. Jill était interdite.

La lumière bleue disparut du regard de Caden. Ses yeux se révulsèrent et il s'écroula sur le toit avec un bruit mat.

Jace prit la fuite, laissant derrière lui les visages horrifiés de Jill et Tuck, l'esprit vide de Caden. Il devait s'en éloigner à tout prix.


Le jeune homme avait pris sa décision.

Il avait rangé toutes ses affaires dans un petit sac, posé près de son lit. Il n'y avait pas grand-chose : quelques vêtements de rechange, un journal, de la viande séchée. Il ne lui restait plus qu'à attendre le crépuscule.

On frappa à la porte de sa chambre.

Une journée et demie s'était écoulée, et il avait uniquement quitté la pièce quand c'était nécessaire. Sa mère avait laissé de quoi manger devant sa porte, mais jusqu'à présent, elle avait eu la décence de ne pas essayer de lui parler. Son père avait insisté, du moins jusqu'à ce que Jace l'en décourage.

«  Va-t-en, dit-il. Je t'ai dit que je ne voulais pas en parler. »

Depuis sa chambre, il pouvait presque oublier le reste du monde. Il détectait bien d'autres esprits—ses parents, les voisins, un mage des vents occasionnel—mais à cette distance, il ne recevait que des impressions, pas des pensées entièrement formées.

« Jace, dit sa mère au travers de la porte. Je m'inquiète pour toi. »

Elle était suffisamment proche pour qu'il lise ses pensées s'il le désirait. Mais non. Il ne voulait plus jamais voir l'esprit de quiconque. Il ne voulait pas révéler leurs secrets les plus sombres, les contrôler ou les manipuler, et par-dessus tout, il ne souhaitait pas se voir au travers de leurs yeux—petit, maladroit, vulnérable.

« Très bien, dit-il. Entre. »

Elle entrouvrit la porte et lui sourit. Sans lire ses pensées, il ne savait pas si son sourire était réel ou forcé. Il ne savait rien du tout.

Elle s'assit près de lui sur son lit. Elle remarqua le sac, mais ne dit rien. Ranna Beleren était une guérisseuse, toujours prête à partir en cas d'urgence. Elle avait la tendre patience de quelqu'un qui avait vu des choses bien pires, mais qui comprenait que toute souffrance était réelle.

« Qu'est-ce qu'ils t'ont dit ? » demanda Jace.

« Je préfère l'entendre de ta propre bouche. »

« Tuck a essayé de me tuer. Ils te l'ont dit, ça ? »

Elle secoua la tête.

« Ils me rouaient de coups encore. Je ne savais plus quoi faire, alors j'ai... Je ne sais pas. J'ai... deviné un secret de Tuck et je lui ai dit. »

« Il dit que tu as lu dans son esprit. »

Jace serra ses genoux entre ses bras. « Je ne sais pas comment je fais, répondit-il. Je... j'entends les gens penser. Parfois, je ne sais pas qui pense, eux ou moi. »

« Tu es télépathe ? » dit sa mère. Elle se redressa.

Jace vit qu'elle était préoccupée. Il voulait savoir ce qu'elle pensait, mais il se retint. Il pouvait attendre.

« Tu es télépathe. » Cette fois, c'était une déclaration, pas une question. « Mon fils, qui apprend si vite, le petit garçon qui savait toujours quand sa mère avait besoin d'être prise dans ses bras, qu'elle avait besoin de son affection. Mon fils est télépathe. » Elle souriait.

« Tu ne crois pas que je suis un monstre ? »

Elle secoua la tête. « Je crois que tu es parfait et je t'aime, quoi qu'il advienne. »

Jace savait que c'était la vérité. Mais il se demandait si c'était à cause de ses capacités.

« Comment va Caden ? demanda-t-il. Tu as eu des nouvelles ? »

Sa mère fit une grimace. « Il est toujours inconscient. Les guérisseurs ne savent pas trop quoi faire. »

« Je ne voulais pas lui faire de mal. »

« Je sais. »


Jace se leva et se rendit dans la salle commune, se frottant les yeux. Son petit-déjeuner, froid, l'attendait sur la table.

Après la conversation avec sa mère, il avait décidé de rester un peu plus longtemps pour voir si la situation s'améliorait. De temps en temps, il sortait de sa chambre pour partager un repas tendu avec ses parents. Son père et lui s'adressaient à peine la parole, et il n'osait pas sortir de l'appartement. Trois jours avaient passé.

Il engloutit trois saucisses et une demi-assiette d'œufs froids avant de remarquer que ses parents étaient là. Visiblement, ils l'attendaient. Son père irradiait l'impatience ; sa mère, l'inquiétude.

Jace se passa une main dans les cheveux et se retourna. « Qu'est-ce qui se passe ? »

Son père ouvrit la bouche, mais ce fut sa mère qui parla en premier. « Quelqu'un est ici pour te voir. Quelqu'un qui peut t'aider. »

Le regard du jeune homme fit le tour de la pièce.

« Sur la passerelle d'observation, dit son père. Il est trop grand pour entrer. »

Jace résista à l'envie de s'immiscer dans l'esprit de son père pour découvrir quelle aide il avait trouvé qui ne pouvait pas entrer dans leur appartement. Il entendait parfois les pensées de ses parents sans le vouloir, et percevait même des impressions fantômes des passants dans la rue. Mais il n'avait rien fait sciemment depuis l'accident, et il avait la ferme intention de ne pas le faire.

« Qui est-ce ? »

« Un arbitre, répondit son père. Il négocie une issue à la guerre. Mais il est aussi un... mage, heu, comme toi. Il sait comment... »

« Il sait comment t'aider à contrôler tes capacités », finit sa mère.

Au moins les autres enfants étaient à l'école, alors ils n'étaient pas là à le fixer quand il suivit ses parents jusqu'à la passerelle d'observation. Mais tout le monde au Croisement de Silmot avait probablement entendu parler de ce qui était arrivé. Tandis qu'ils grimpaient les marches, les badauds le regardaient, s'écartaient vivement, ou se murmuraient les uns aux autres, le visage caché derrière leurs mains.

Comme si cela pouvait m'arrêter.

Ils ne le haïssaient pas. Ils avaient peur de lui. Et ils avaient de bonnes raisons, non ? Il avait fouillé dans les souvenirs de Tuck uniquement pour trouver un moyen de le blesser, et quand sa vie avait été en danger, il avait forcé son chemin dans la tête de Caden sans hésiter.

Lui et ses parents finirent de gravir les dernières marches jusqu'à la passerelle d'observation, une section de l'anneau pourvue d'un mur ouvert et d'une balustrade. Et là, assis sur ses pattes de derrière, se trouvait un sphinx.

    

Illustration par Slawomir Maniak

Il dominait l'espace. Il avait un visage barbu élégant, d'énormes pattes et portait un manteau élaboré d'or et d'argent miroitant, ses ailes de cuir repliées derrière lui.

« Mon nom est Alhammarret. Jace Beleren, tu es un mage de l'esprit d'un rare talent. »

Jace sut avec certitude que cette pensée n'était pas la sienne.

« Comment avez-vous... ? »

« Réponds comme il se doit, si tu le peux », résonna la voix dans sa tête.

« Comme ceci ? » pensa le jeune homme.

« Précisément. »

« Un mage de l'esprit ? Mais un mage ne lance-t-il pas des sorts ? Je ne connais pas de sorts. »

« Tu es un lanceur naturel, expliqua Alhammarret. Tu connais intuitivement les sorts sans qu'on doive te les apprendre. »

« Alors si je lance des sorts... vous êtes venu pour m'en empêcher ? »

Alhammarret sourit. « Non, je désire t'apprendre à utiliser ton don. »

« M'apprendre ? Où ça ? » Jace se retourna vers ses parents. « Ici ? »

« Non, répondit le sphinx. L'occasion de former un mage de l'esprit prometteur est rare, mais pas au point que je puisse abandonner mes autres devoirs. Tu vivrais avec moi, comme mon apprenti. »

« Pendant combien de temps ? »

« Plusieurs années. »

Les regards suspicieux, les murmures, la peur. Il pouvait tout laisser derrière lui—mais aussi l'amour et le soutien de ses parents.

« Ils savent ce que vous me proposez ? » demanda-t-il.

« Je leur en ai parlé, oui. Ils veulent ce qu'il y a de mieux pour toi. Et dans le cas présent, ce qu'il y a de mieux, c'est t'extirper de cette province reculée pour que tu atteignes ton véritable potentiel. Ton don est rare. Ne le gaspille pas ici. »

Jace se retourna à nouveau vers ses parents. Sa mère lui adressa un signe d'encouragement. Son père devait être soulagé. L'éducation, c'est le moyen pour toi te partir d'ici, d'avoir une vie meilleure.

Le jeune homme ne regarda même pas Alhammarret.

« Je suis prêt », dit-il.

Après que Jace eut rassemblé ses affaires et fait ses adieux, Alhammarret se baissa et indiqua à l'humain de monter sur son dos. Jace cala ses jambes contre le manteau argenté, espérant que c'était là sa fonction.

Puis il regarda ses parents et la foule rassemblée. Tuck et Jill étaient là, le visage dur. Déjà, les habitants du Croisement de Silmot lui paraissaient petits et distants.

« Je reviendrai, dit-il à ses parents. Je le promets. »

Puis il fixa Tuck droit dans les yeux. « Et si tu fais du mal à ma famille, je t'arracherai ce qui te sert d'esprit, un souvenir après l'autre. »

La brute sursauta.

Les parents de Jace lui adressèrent un signe de la main. Alhammarret se releva, s'étira, puis se lança dans le vide depuis la passerelle d'observation.

Je vole ! Le jeune homme avait une fois été emporté par la rafale d'un mage des vents, mais cela n'était pas comparable. Ils survolèrent le paysage, s'éloignant de la ligne d'Anneaux du Mage en direction d'une région qu'il ne connaissait pas. Son foyer des treize dernières années s'éloigna, devint un point à l'horizon, puis disparut dans le lointain.

« Ce n'était pas charitable », dit Alhammarret.

Jace grimaça.

« Vous... ? » Il s'interrompit. Alhammarret ne lui avait pas donné l'autorisation de parler normalement et, quoi qu'il en soit, le vent rendait toute conversation vocale impossible. « Vous m'avez entendu ? »

« Bien sûr, répondit le sphinx. C'est une chose à laquelle tu dois t'accoutumer. Jusqu'à présent, tu as été, en ce qui te concerne, le seul mage de l'esprit existant. Tu n’as jamais songé aux implications d’une rencontre avec un autre télépathe. »

« Je garderai ça en tête »,” dit Jace.

« Je vais t'apprendre à contrôler tes pouvoirs. Je t'aiderai à les affiner, à accomplir des exploits de télépathie que tu ne songerais pas possibles, à obtenir des informations profondément enfouies... sans blesser personne. Si tu utilises ces capacités pour infliger volontairement des blessures, ce sera la fin de ton entraînement... et peut-être même, selon la sévérité du mal que tu auras fait, de ta vie. Tu m'as bien compris ? »

« Oui, répondit Jace. Je voulais juste lui faire peur. »

« C'est une voie qui peut s'avérer dangereuse, dit le sphinx. Avec le temps, tu deviendras plus terrifiant que tu ne peux l'imaginer. Et la peur, une fois inspirée, peut rarement être calmée. »

Ils continuèrent de voler en silence pendant un certain temps. Le paysage avait changé. Les steppes d'altitude avaient cédé la place à des champs vallonnés et d'immenses marais. Les lignes d'Anneaux du Mage, séparées par des dizaines de kilomètres, étaient les seules références familières pour Jace.

« C'est le territoire des Séparatistes, non ? » demanda-t-il.

« Ces territoires appartiennent aux Trovians, en effet. 'Séparatiste' est un terme chargé de politique.

« Et vous êtes arbitre ? »

« En effet, dit Alhammarret. Alors, vas-tu me demander, pourquoi la guerre n'est-elle pas terminée ? »

Jace rougit. C'était la question qu'il allait poser. Mage de l'esprit !

« La guerre remonte à une génération. Les arbitres négocient une trêve régulièrement, quand les deux camps sont suffisamment exténués pour la vouloir. Puis un camp rompt le traité, et la guerre reprend. Nous n'essayons même plus d'obtenir une paix permanente—c'est plus simple, et plus juste, si les deux camps savent dès le départ quand les hostilités reprendront. »

« Pourquoi ne pas laisser quelqu'un gagner ? » demanda Jace.

Les Ampryn et les Trovians se battent pour obtenir le contrôle du Nucléus, expliqua le sphinx. Mais ils le contrôlent à tour de rôle, et c'est le camp en place qui obtient les avantages du réseau des Anneaux du Mage. Alors pourquoi ne pas endommager les Anneaux ? Pourquoi, quand les Ampryn contrôlent le Nucléus, les Trovians ne détruisent-ils pas les Anneaux du Mage pour priver leurs ennemis de leur source d'énergie ? »

Jace n'y avait jamais songé. « Parce que... Parce qu'ils pensent qu'ils peuvent prendre le contrôle du Nucléus, et ils veulent que les Anneaux du Mage restent intacts pour les utiliser. »

« Précisément, répondit Alhammarret. Et tant que chaque camp pense être capable de gagner, l’équilibre sera maintenu et les Anneaux du Mage ne tomberont pas. Les villes sont abandonnées intactes au lieu d'être détruites. Les routes et les ponts seront recapturés plus tard. Si tout cela change—que l'un des camps se retrouve en danger existentiel—il détruira tout sur son passage tandis qu'il bat en retraite, pour en priver son adversaire. La civilisation de Vryn mettrait des siècles à s'en remettre—dans le meilleur des cas. »

Jace se sentit soudain pris de vertiges.

« C'est cela, continua Alhammarret, pas seulement la perte de vies humaines, que les arbitres essaient d'empêcher. Comme toujours, les choses ne sont pas aussi simples qu'elles le paraissent. »

Ils s'arrêtèrent pour la nuit, et Alhammarret s'occupa de leur trouver un logis dans le territoire neutre d'un Anneau du Mage. Il était différent de celui de Jace : plus grand, et réparé récemment. Aucun camp n'avait voulu l'endommager, mais les dommages collatéraux étaient inévitables.

Au bout de quelques jours, ils atteignirent leur destination, une paroi rocheuse qui se dressait au-dessus de la plaine vallonnée. Alhammarret prit de l'altitude à grands battements d'ailes. Il se posa sur une large plateforme d'atterrissage, secoua ses ailes, et s'agenouilla pour permettre à Jace de descendre.

« Bienvenue chez toi, Jace Beleren. »

Chez lui. Il espérait que ce pourrait être vraiment son foyer.


Jace s'arrêta au pied de la dernière volée de marches.

Il avait passé deux ans comme apprenti du sphinx, découvrant les capacités—et les limites—de son propre esprit. Maintenant âgé de quinze ans, il était plus grand, plus intelligent et plus puissant que jamais. Il pouvait peler les secrets militaires d'un garde endormi sans rien apprendre de sa famille, brouiller les pensées et modifier les esprits sans causer de dommages. Il espérait que ses parents seraient fiers de lui. Bien qu'affiner sa télépathie eût été l'objectif principal de son entraînement, Alhammarret n'avait pas négligé d'autres disciplines de magie, et Jace était devenu un illusionniste talentueux.

Au début, il pensait que sa formation se limiterait à accompagner son mentor lors de négociations et à récupérer ce qu'il pouvait du cerveau des ambassadeurs. Et c'était le cas. Le sphinx lui demandait plus tard ce qu'il avait trouvé dans les pensées des négociateurs—généralement rien d'intéressant. Jace avait demandé tôt pendant son entraînement pourquoi les deux camps acceptaient de négocier avec un télépathe.

« Pour des questions d'honnêteté, expliqua le sphinx avec une certaine lueur dans le regard. Ils ont appris il y a longtemps à ne pas envoyer quelqu'un qui sache quelque chose qu'ils préféreraient garder secret. »

Il y avait aussi les longues heures passées à étudier la théorie magique dans la bibliothèque du sphinx, les sessions de combat mental sur la plateforme d'atterrissage, et une pluie constante de questions, de défis, d'examens et de tests. Sans compter les casse-têtes et les énigmes, les visiteurs réels et imaginaires, même le piège occasionnel. Et Jace ne parvenait pas à lire les pensées d'Alhammarret. Pour la première fois de sa vie, il se sentait vraiment en difficulté avec ses études. Il avait même perdu connaissance pendant l'entraînement d'illusion, ayant court-circuité son esprit avec ses propres illusions à cause de leur insistance de réalité.

    

Illustration par Yohann Schepacz

Quelques mois plus tôt, Alhammarret avait commencé à envoyer Jace en quête d'information. Il les appelaient des « missions d'entraînement », mais elles étaient bien réelles. Sous le couvert de l'obscurité et camouflé par des illusions, Jace s'introduisait dans le camp d'une des factions. Puis, par télépathie ou simples recherches, il se renseignait sur les plans de bataille de l'armée, et revenait faire son rapport à Alhammarret.

Au départ, il avait protesté, mais l'information qu'il glanait lors de ces missions aidaient le sphinx à maintenir la paix. Souvent, simplement mentionner ces plans de bataille lors d'une réunion jointe suffisait à préserver le calme au front pendant un mois ou deux.

Enfin, avec l'aide d'Alhammarret, Jace utilisait ses pouvoirs pour aider les gens. Et sa mission la plus récente s'était révélée particulièrement fructueuse.

Il gravit les marches en entra dans le bureau du sphinx.

Alhammarret contemplait le paysage depuis une grande fenêtre circulaire. Il ne se retourna pas quand le jeune homme entra. Il était rare qu'ils croisent le regard l'un de l'autre, et ils se parlaient parfois depuis des pièces différentes, bien que la portée de communication de Jace fut encore plus limitée que celle du sphinx.

« Sois le bienvenu, dit Alhammarret. Qu'as-tu appris ?»

Jace ne pouvait pas lire l'esprit du sphinx et, par courtoisie, Alhammarret ne lisait pas le sien sans y avoir été invité, excepté quand ils s'entraînaient à la défense mentale. Le jeune homme était loin d'être faible, mais son mentor pouvait traverser ses boucliers mentaux sans effort.

En guise de réponse, il ouvrit dans son esprit une série de souvenirs pour le sphinx. Jace avait trouvé dans la tête d'un officier séparatiste de haut rang les plans des Trovians pour une offensive surprise au printemps. Ils avaient l'intention de traverser les Marais de Rime avant la fonte des neiges dans le but de s'emparer du Nucléus Ampryn. La campagne serait sanguinaire pour les deux camps. Elle ferait venir les combats sur des territoires civils jusqu'à présent épargnés et pourrait potentiellement mettre fin au contrôle des Ampryn sur les États Nucléiques. Et Jace l'avait appris sans que les Trovians ne sachent qui il était ou même les informations qu'il avait glanées.

    

Illustration par Cynthia Sheppard

« Excellent travail, dit Alhammarret. J'imagine que la tête que fera l'ambassadeur Trovian lors de nos prochaines négociations sera... gratifiante. »

Le sphinx se retourna et descendit les marches incurvées. « Viens, dit-il en passant près du jeune homme. Je veux examiner les cartes pendant que tes souvenirs sont encore frais, afin de marquer les chemins qu'ils veulent emprunter. »

La salle ne ressemblait en rien à la bibliothèque ridicule du Croisement de Silmot, avec sa collection de manuels de dynamiques de mana cornés, des livres d'histoire anciens et ses quelques fictions mal écrites. Ici, il n'y avait pas de livre, seulement des rangées de sphères cristallines. Alhammarret ne pouvait pas tourner les pages avec ses pattes, et sa bibliothèque contenait bien plus d'information qu'un seul Anneau du Mage rempli de livres n'en aurait.

Le sphinx actionna plusieurs grandes pédales, un peu comme sur un orgue, et il aligna une des sphères de données sur le projecteur. Une carte des Marais de Rime apparut au centre de la bibliothèque.

Jace y incorpora des illusions, indiquant les mouvements de troupes qui étaient planifiés. Ce faisant, il laissa son esprit errer.

Il ne faisait aucun doute qu'il devenait plus puissant. Il avait dû se battre pour quitter le camp trovian, mais il n'avait laissé aucune trace de son passage. Il avait obtenu toutes les informations dont il avait besoin, personne ne se souviendrait de lui et il n'avait infligé aucun dommage permanent. Même quelques mois plus tôt, ce type d'opération aurait été au-delà de ses capacités. Bientôt, il serait un meilleur mage que...

Le sphinx était distrait. Il sortait d'autres cartes pour y incorporer les informations de Jace, extrapolant les déplacements des armées trovianes au centre du pays.

Le jeune homme n'avait pas testé les défenses d'Alhammarret depuis longtemps.

Bien sûr, il se ferait prendre. Alhammarret savait toujours quand Jace essayait de lire ses pensées. Mais il pourrait argumenter que cela faisait partie de son entraînement—juger le moment où les défenses d'une cible étaient abaissées.

Il regarda dans l'esprit d'Alhammarret.

Les pensées du sphinx étaient immenses et puissantes, un véritable cyclone de force mentale. Les brèves explorations de Jace s'étaient toujours heurtées à un mur. Cette fois-ci, cependant, avec un peu d'effort, il parvint à se faufiler dans le courant...

Il fut assailli par un raz-de-marée de sensations, de souvenirs.

Il se vit, perfectionnant des illusions, se concentrant pour contrôler quelques volutes de son et de lumière. Il avait l'air si jeune.

Quelque chose clochait. Une énergie blanche et bleutée crépitait dans son regard. Les illusions tourbillonnèrent autour de plus en plus vite.

Puis

il commença

à disparaître...

Au centre du cyclone d'illusion, Jace disparut complètement.

    

Illustration par Ryan Barger

Alhammarret lança alors une vrille d'Æther dans le vide situé entre les mondes (au pluriel !), et rattrapa le jeune homme comme avec un lasso.

Planeswalker.

Jace s'éveilla. Il s'assit. Il demanda ce qui s'était passé.

Et Alhammarret effaça l'incident de l'esprit de son élève.

La bibliothèque. Ses propres yeux. Le véritable Alhammarret le contemplait, les yeux plissés.

« Jace ? »

« Ici », répondit-il, illuminant un secteur sur le carte. « Désolé.

Tu es épuisé, dit le sphinx. Assez travaillé. Va te reposer. »

Jace se rendit dans sa chambre et ferma la porte avec la ferme intention de ne plus jamais l'ouvrir. Alhammarret saurait. S'il ne le savait pas déjà. Combien de temps lui restait-il avant qu'il n'efface à nouveau sa mémoire ? Combien de fois était-ce déjà arrivé ? Y avait-il un moyen de le savoir ?

Planeswalker.

Quoi que ce mot veuille dire, Alhammarret semblait persuadé que Jace en était un. Qu'il y avait des mondes autres que Vryn. Qu'il pouvait s'y rendre.

Il essaya. Rien ne se passa.

Il s'était éveillé comme Planeswalker et il avait dérivé dans l'Æther. Mais s'il ne pouvait pas s'en souvenir... comment pourrait-il recommencer ?

Alhammarret avait toujours agi pour son bien. Le vieux sphinx avait certainement l'intention de lui dire, de s'excuser pour cette tromperie, d'expliquer que Jace n'était simplement pas encore prêt. Même par simple intérêt égoïste, Alhammarret avait besoin d'un apprenti Planeswalker.

Tant que cette information était dans sa tête, le sphinx y aurait accès. Et dans ce cas, il effacerait à nouveau sa mémoire. Jace perdrait sa chance d'apprendre la vérité. Il devait défendre son esprit. Mais tout écart de comportement attirerait les soupçons, ce qui à son tour appellerait un examen minutieux et révélerait son secret.

Il sortit une feuille de papier du tiroir de son bureau et il commença à détailler—dans une écriture presque illisible qu'il espérait que le sphinx ne pourrait pas déchiffrer s'il la trouvait—ce qu'il avait vu, et comment il l'avait vu. Il inclut le plus de détails possible, et s'avertit de ce qui arriverait si Alhammarret le découvrait. Quand il eut terminé, il ajouta la date, plia le papier et le dissimula au fond du tiroir de son bureau.

Puis, doucement, minutieusement, Jace se força à oublier ce qu'il avait vu, ce qu'il avait écrit, puis là oublier qu'il avait oublié.

Il avait mal à la tête.

Il retrouva la feuille de papier plusieurs fois pendant les semaines qui suivirent. Chaque fois, il était furieux. Chaque fois, il se demandait quoi faire. Et chaque fois, pour le cacher à Alhammarret, il effaçait le souvenir de sa découverte.


C'était le camp des Ampryn cette fois.

Ils étaient très disciplinés. Contourner les soldats en exercice, c'était un peu comme se faufiler derrière une statue. On fouillait un esprit, on y trouvait le détail des patrouilles, et on passait directement.

Il y avait plus de soldats qu'il ne l'avait pensé—bien trop pour un simple poste de commandement. Il devait y avoir un visiteur important.

Cela impliquait plus de risque. Il ferait mieux de revenir tout de suite voir Alhammarret et de tenter sa chance une autre fois.

Mais d'un autre côté, cela signifiait plus d'information à glaner.

Il scruta l'esprit de quelques autres soldats jusqu'à ce qu'il trouve sa nouvelle cible. Un général, vétéran de guerre couvert de médailles, visitait le front. Il avait apporté avec lui deux escouades de gardes d'élite, et deux de ses hommes gardaient constamment l'entrée de sa tente.

Sous le couvert de l'obscurité, alors que les lumières sous la tente étaient encore allumées, Jace enjamba les deux gardes qu'il venait d'endormir.

Illustration par Cynthia Sheppard

Il y avait trois personnes dans la tente. Jace ordonna aux deux aides de s'endormir, puis il se tourna vers le général; qui ouvrit la bouche pour appeler la garde. Aucun son ne sortit de sa gorge.

« Bonsoir général, dit le jeune mage. Cela ne prendra que quelques instants. »

Il plongea dans sa tête.

Le général était un homme de volonté. il résista à la sonde de Jace, mais il n'était pas mage de l'esprit, ni même magicien. Le jeune homme traversa ses défenses naturelles et vit...

L'ensemble du plan trovian pour la campagne à venir flottait devant lui, une carte illusoire qui représentait le terrain dans ses moindres détails. Leur plan était audacieux... et sans prendre de contre-mesures, il allait fonctionner.

« Vous êtes sûr que c'est vrai ? » demanda le général.

« Positif, répondit la silhouette encapuchonnée. Notre source vous a-t-elle induit en erreur auparavant ? »

« Non. Pas plus que les renégats, je suppose ? »

« Bien entendu, répondit l'homme. Quand on négocie des informations, la réputation est primordiale. »

« Bien entendu. »

L'homme au capuchon—jeune, élancé et très sûr de lui—en savait beaucoup plus qu'il ne voulait l'admettre... par exemple sur l'identité de cette source. Pour le bien des Ampryn, il devrait emprisonner ce jeune homme, le torturer pour obtenir le nom de cette source mystérieuse et...

« Cela ne vous servirait pas à grand-chose, dit le jeune homme. Il ne me dit rien. » Ses yeux brillaient sous le capuchon.

« Très bien, dit-il. Prenez votre paiement et partez. Et dites à votre source que je peux payer davantage s'il a d'autres renseignements. »

« Je le lui dirai. » L'homme empocha l'argent et se tourna. Le général entrevit son visage...

Faiblement, dans le monde extérieur, Jace entendit des cris. Il était resté trop longtemps.

Il était piégé. Piégé dans un esprit, un souvenir, figé, fixant son propre visage sous ce satané capuchon, pris dans une conversation dont le contexte entier restait un mystère.

Il tira…

... et il était libre.

Le général s'effondra devant lui, le regard vide.

Des pas de course. La tente s'ouvrit. Jace se retourna.

Trois gardes. Il agita une main et ils furent entourés d'illusions.

Le général respirait, mais son esprit était vide.

Je suis désolé.

Le jeune homme sortit de la tente en courant et s'enfonça dans la nuit, ne s'arrêtant que lorsqu'il fut à distance respectable.


Lorsque Jace revint au repaire d'Alhammarret, il se rendit directement à sa chambre et il rangea ses affaires dans un sac. Il ne savait pas où il allait. Il s'en moquait.

Pendant qu'il préparait son sac, il trouva une note, écrite de sa propre main, l'avertissant de la duperie d'Alhammarret, révélant sa propre nature.

Un outrage de plus. Un mensonge de plus.

Jace ajouta quelques lignes sur la feuille de papier, la mit dans sa poche et effaça une fois de plus sa mémoire. Peut-être que ce serait la dernière fois.

Il blinda ses pensées le mieux possible. Si Alhammarret voulait savoir ce qu'il avait dans la tête, il devrait en forcer l'entrée.

Le jeune homme se rendit à la bibliothèque et au bureau. Vide.

Il pouvait partir. Il ne voulait plus participer aux jeux du sphinx.

Mais il désirait savoir.

Il prit la direction de la plateforme d'atterrissage. Son mentor l'y attendait, assis sur ses pattes arrière.

« Sois le bienvenu, dit Alhammarret. Qu'as-tu appris ?»

« C'est à vous de me le dire », rétorqua Jace. Il avait parlé, voulant éviter d'offrir au sphinx une quelconque ouverture. Il leva toutes ses défenses mentales.

“« Ah, dit Alhammarret. Je suppose que tu as appris quelque chose qui t'a déplu. » La voix du sphinx résonnait dans sa tête de façon plus insistante.

« Pas le moins du monde. Mais cela fait longtemps que nous n'avons pas pratiqué le combat mental, non ? »

« En effet. Tu es plus puissant désormais. Tu pourrais te blesser. »

« Vous blesser, vous voulez dire. »

« C'est très improbable », dit le sphinx.

« Et si je tombais aux mains d'un mage de l'esprit ennemi ? Nous ne sommes pas les seuls. Testez-moi. Aidez-moi à trouver mes limites. Récupérez l'information dans ma tête. »

Alhammarret se redressa, et son esprit frappa Jace de plein fouet, comme un front d’orage.

Illustration par Lin Yan

Jace s'était attendu à une invasion, une force étrangère. Mais c'était une présence déferlante, une vague de pensées et de sensations qui enveloppait les siennes. Le sphinx pouvait déchiqueter son esprit. Mais pour y arriver, il devait lire ses pensées, et quand il le ferait, il devrait ouvrir le sien à Jace. Enfin, il voyait la véritable forme des deux dernières années, le précipice au bord duquel il avait été suspendu tout ce temps.

Alhammarret l'avait manipulé. Il l'avait utilisé comme intermédiaire pour collecter des informations, les livrer et en apprendre encore plus pendant les livraisons. Et chaque fois, il avait effacé sa mémoire, pris l'argent et maintenu la guerre pour ses propres objectifs. Si négocier la paix vous rapportait, à quoi bon réussir à l'obtenir ?

Maintenant Alhammarret savait tout. Il s'insinuait dans les recoins de l'esprit de Jace pour effacer les souvenirs qui l'offensaient, et sauver cet atout utile si c'était encore possible. Et le détruire dans le cas contraire.

Jace frappa le premier.

Le sphinx était plus puissant. Mais ici, dans la tête du jeune homme, il était aussi vulnérable, à condition que Jace soit prêt à endommager son propre esprit. Et Alhammarret était trop arrogant et trop pleutre pour songer à cette possibilité.

Le jeune mage se sentit tiré dans tous les sens, en arrière, vers le haut, vers l'extérieur. Il oublia son foyer, le visage de sa mère, le son de son propre nom. Mais c'était pire pour le sphinx.

Alhammarret avait oublié comment respirer.

Il s'écroula, suffoquant, et sa silhouette fut la dernière chose que vit le Planeswalker avant de tomber

en

morceaux

et

de se transporter...

    

Illustration par Eric Deschamps

Ravnica

Il percuta le sol avec force, sur le dos. Il faisait jour. Tout était bruyant. Et peuplé.

Il avait un mal de tête.

Les formes bougeant autour de lui se précisèrent. C'était des gens. Les sons devinrent des voix, et la migraine, des pensées qui n'étaient pas les siennes.

« Faites attention », dit quelqu'un en le contournant.

Je devrais vous signaler aux Boros pour téléportation illégale.

Boros ?

« Hors de mon chemin ! » s'écria une autre voix. Il eut à peine le temps de rouler de côté pour éviter une charrette tirée par une sorte de bête cornue à poil laineux.

Il est apparu de nulle part. Probablement un pauvre sujet d'expérience Izzet.

Il se releva. Les gens le fixaient. Il était aussi mal en point qu'il en avait l'air, pâle, trempé de sueur et sale. Il remonta son écharpe autour de sa tête et se précipita sur le côté de la rue.

Je ne suis pas un sujet d'expérience. Je suis... J'ai...

J'ai des problèmes.

Bien. On verra ça plus tard.

Il marchait aussi vite que possible sans donner l'air de se presser. Doucement, il toucha les esprits qui l'entouraient. C'était une cacophonie, un mélange fou de voix, et la moitié d'entre eux n'étaient même pas humains.

Clochard. Voleur. Pauvre enfant. Gredin.

Son mal de tête empirait.

Cependant, il parvint à obtenir quelques renseignements dans la foule. C'était le quartier des tailleurs, et ses vêtements—son attirail d'annelier, lui dit une partie de lui profondément enfouie—donnaient l'impression d'être des haillons. Une sorte de fête appelée Rauck-Chauv était pour bientôt. Un groupe appelé les « Orzhov » semblaient posséder ce quartier, ou du moins le contrôler politiquement, ou quelque chose de ce genre. Des centaines d'esprits, et nul ne pensait à quelque chose autre que la cité. Mais était-ce bizarre ? Les gens de la ville étaient peut-être comme ça.

Il remarqua au moins deux agences des forces de l'ordre distinctes, et resta à l'écart de leurs représentants le plus possible. Il devait trouver un endroit où il attirerait moins l'attention. Il percevait les pensées les plus salaces, les plus horribles. Elles provenaient des esprits de ceux qui portaient des vêtements similaires, et semblaient le suivre.

Au bout de dix minutes, il se retrouva dans un autre quartier, aux ruelles plus étroites et aux ombres plus noires. Là, tout le monde paraissait se concentrer sur ses propres affaires.

Il continua de marcher, prenant garde aux embuscades, frôlant les esprits qui l'entouraient à la recherche de la moindre information qui pourrait l'aider.

Enfin, nichée comme un trésor dans le cerveau d'une fille sale et affamée, il trouva ce qu'il cherchait :

Emmara Tandris.

Elle abritait les orphelins. Mais où était-elle ?

Ovitzia.

Cela devrait suffire.


La porte s'ouvrit pour révéler une femme élancée avec de longues oreilles pointues, une tenue élégante et des yeux laiteux. Ses pensées étaient un labyrinthe profondément enfoui.

Elle est belle.

« Si tu es venu m'admirer, dit-elle, je crains de ne pas avoir le temps. »

« Vous lisez dans les esprits ? » demanda-t-il. Il le regretta aussitôt.

L'elfe sourit. « Non, tu es un adolescent. »

Il rougit et pendant quelques instants, il se vit au travers de ses yeux : sale, maladroit, les yeux écarquillés, et aussi ouvert qu'un livre.

« Je viens de... »… l'extérieur de la ville, faillit-il dire, mais il n'avait pas d'idée précise de ce que cela voulait dire ici, « d'un autre quartier. J'ai besoin d'un endroit où dormir. On m'a dit que vous accueilliez des gens comme moi. »

« Parfois. Quel est ton nom ? »

Il chercha dans les esprits qui l'entouraient un nom local qui n'éveillerait pas les soupçons.

« Berrim, dit-il après une pause un peu trop longue, ayant trouvé le nom dans la tête d'une servante. Je m'appelle Berrim. »

Le mensonge lui paraissait suffisamment mineur, et préférable à admettre la vérité. Et en ce qui le concernait, c'était peut-être vrai.

« Entre... Berrim, dit Emmara. Nous allons te trouver des vêtements. »


Il était en sécurité. Il était propre. Il était nourri. Enfin, il avait un peu le temps de réfléchir. Se rappelait-il de quelque chose ?

Il dessina des illusions dans l'air, des formes aléatoires qui l'aideraient à se concentrer. Des taches, des lignes et des anneaux.

Le Croisement de Silmot.

La pensée surgit de nulle part, accompagnée par l'image d'une immense construction en forme d'anneau. La seule preuve qu'elle provenait de sa tête était le fait qu'il était seul.

Une silhouette prit forme devant lui : un anneau allongé, ouvert à sa partie inférieure, avec un cercle flottant en son centre. Il n'avait aucune idée de ce qu'il signifiait, s'il avait même une signification.

Jace.

Mon nom est Jace Beleren.

Donc, il y avait encore quelque chose d'enfoui en lui, quelque chose qui attendait qu'il parte l'explorer.

Et qui est Jace Beleren ? Est-il quelqu'un de bon ? Quelqu'un de bien ?

Il fit disparaître la forme et resta ainsi, seul, plus loin de chez lui qu'il ne l'aurait un jour cru possible.

Il lui suffisait d'attendre.

Illustration par Jaime Jones