Quand une force irrépressible rencontre un objet inamovible

Je dis souvent que Magic est fait de changements. Le jeu évolue et se réinvente en permanence. Mais il prône aussi la stabilité. Le jeu Magic auquel vous jouez aujourd'hui ne peut pas être entièrement différent de celui auquel vous jouerez dans un an. Il doit être familier et identifiable. Comment peut-il être l'un et l'autre ? Ces deux éléments ne sont-ils pas contradictoires ? Si, bien entendu, et cela génère une tension fondamentale lors de la conception pour Magic.

Un jeu de changements

Aujourd'hui, le joueur de Magic moyen pratique depuis presque dix ans. Dix ans ! C'est une période plus longue que l'espérance de vie de la plupart des jeux. Comment est-ce possible ? Ma réponse consacrée est ce que j'appelle la théorie de la pomme dauphine. (N'hésitez pas à passer au paragraphe suivant si vous m'avez déjà entendu rabâcher cette thèse.)

La meilleure partie d'une pomme dauphine, c'est l'extérieur qui croustille. Bien entendu, après avoir mordu dedans, vous allez manger l'intérieur, mais ce n'est pas pareil. En ce qui concerne les jeux, je pense que la partie croustillante, c'est tout le côté « découverte », là où vous essayez de comprendre ce qui le fait fonctionner. C'est un plaisir d'appréhender tous les aspects d'un jeu et d'en déduire la meilleure stratégie pour gagner (même si vous ne vous en servez pas). Une fois qu'on a dépassé ce stade, la progression dans les parties s'appuie davantage sur ce qu'on a appris par cœur et mémorisé que sur l'exploration. Par exemple, aux échecs, on planche en premier sur les ouvertures. Au Scrabble, on commence en étudiant d'abord les mots de deux ou trois lettres. Magic contourne ce problème en renouvelant constamment son extérieur croustillant. Quand vous pensez avoir enfin déchiffré Magic, le jeu se modifie sous vos yeux avec l'arrivée de nouvelles cartes auxquelles les plus anciennes doivent céder la place.

Magic possède un ADN en évolution constante. À chaque fois que nous faisons des previews, les premières questions que nous posent les joueurs sont : « Quelles sont les nouveautés ? » « Quel est le nouveau monde ? » « Quel est le nouveau thème ? » « Quelles sont les nouvelles mécaniques ? » « Quelles sont les nouvelles cartes ? » En gros, à quoi va ressembler la nouvelle enveloppe croustillante ?

Cela signifie qu'en tant que concepteurs, notre tâche est de pousser les joueurs à constamment se remettre en question. Il m'arrive souvent de plaisanter en disant que les joueurs sont comme les Borgs de Star Trek : une race de cyborgs extraterrestres partageant une conscience collective et capables de développer une stratégie pour contrer chaque arme qu'on a utilisé contre eux. Chaque nouvelle astuce ne fonctionne qu'une fois avant d'être assimilée par les joueurs qui considèrent ensuite qu'elle fait partie du jeu. Donc, à chaque nouvelle extension, nous essayons de créer quelque chose d'inédit que les joueurs n'ont pas encore expérimenté.

Cette évolution permanente n'est pas qu'un simple moyen de distraire les joueurs. C'est ce qui fait l'identité de Magic. La valse incessante de nouvelles cartes et d'idées innovatrices constitue la principale caractéristique de ce jeu. Pour continuer à enchaîner les métaphores, Magic est comme un requin qui doit nager sans cesse sous peine de mourir. Magic ne veut pas changer, mais doit changer.

Chercheur aberrant | Illustration par Nils Hamm

Un jeu fait de stabilité

Pour la plupart, les joueurs de Magic font une pause à un moment de leur carrière de joueurs. Nous les avons étudiés durant des années et il en ressort que des changements interviennent toujours dans leurs vies. Ils changent de travail, de ville, de situation ou d'emploi du temps. Parfois, la vie s'impose à eux et il est assez fréquent que des joueurs doivent arrêter de jouer durant une certaine période. Certains gardent le contact. Certains consultent un site Web ou suivent sur le net une communauté de joueurs de Magic. D'autres en discutent avec des amis qui continuent à jouer. D'autres encore se contentent de chercher « Magic: The Gathering » de temps à autre dans un moteur de recherche. Puis les choses changent à nouveau et, le plus souvent, ils renouent avec le jeu. Dans ce cas-là, il est important que Magic soit toujours le même jeu.

Dans mon article sur la théorie de communication, j'ai traité de l'importance de la surprise mais j'ai précisé qu'avant d'y avoir recours, il fallait installer un sentiment de confort. Oui, Magic peut proposer des changements, mais seulement si ses fondations sont faites de familiarité. Il faut que les joueurs puissent se lancer dans toutes les nouvelles extensions avec la sensation confortable d'en maîtriser les bases. Certes, il va y avoir des nouveautés, mais elles côtoieront des éléments anciens et connus.

N'oublions pas que la constance peut être un argument de vente. Retourner sur des mondes déjà visités s'est avéré populaire. Réutiliser de vieilles mécaniques a souvent été couronné de succès. Les joueurs apprécient de retrouver des éléments qu'ils reconnaissent. Les joueurs de Magic en sont tombés amoureux et ce sentiment de confort est la clé du succès durable du jeu.

Sur le fil du rasoir

Alors que se passe-t-il quand l'une de ces deux forces prend le dessus ?

Si Magic misait sur le changement au détriment de la stabilité, chaque extension serait radicalement différente et, au fil du temps, le jeu s'éloignerait de son point de départ. Les joueurs retrouvant le jeu ne le reconnaîtraient pas et devraient réapprendre les règles de ce qui serait essentiellement un nouveau jeu. Il y aurait de fortes chances que la complexité monte en flèche car les joueurs passeraient leur temps à apprendre des tombereaux de nouvelles règles. Magic deviendrait rapidement inaccessible, sauf pour ses fans les plus dévoués.

Si Magic misait sur la stabilité au détriment du changement, il serait difficile de produire de nouvelles extensions. Magic resterait toujours le même. La stratégie n'aurait aucun secret pour personne et l'innovation ne serait plus prise en compte dans la constitution d'un deck. Le joueur moyen jouerait moins et, d'un point de vue commercial, le jeu rencontrerait de graves problèmes financiers.

Chacune de ces deux forces apporte quelque chose d'essentiel. Nous devons donc nous assurer qu'elles soient parfaitement équilibrées.

Prose et conflits

Étudions les différentes influences qu'exerce cette tension sur la conception du jeu.

Concepteur en chef contre directeur d'écriture des règles

La première fois que j'ai expliqué l'idée des cartes doubles, le directeur d'écriture des règles m'a dit que l'on pourrait le faire en rédigeant les cartes comme des cartes modales. Que l'on n'avait pas besoin de cette dinguerie de disposition à deux cartes. La première fois que j'ai suggéré que l'on produise des cartes recto-verso, le directeur d'écriture des règles a dit qu'on pourrait les réaliser comme des cartes à inversion (les cartes du bloc Guerriers de Kamigawa qui pouvaient être inversées). À chaque fois que je propose une idée nouvelle, il va chercher le moyen d'utiliser un système déjà existant pour la faire fonctionner.

Seulement, il y a un problème : en tant que directeur de la conception, je cherche sans cesse de nouvelles manières de faire les choses. Produire d'autres cartes à inversion ne m'intéressait pas. Je voulais faire des cartes recto-verso. J'ai réalisé que celles-ci attireraient l'attention sur l'extension en question. Je voulais qu'elles soient différentes. Le directeur d'écriture des règles avait d'autres objectifs. À ce poste, on veut que les règles fonctionnent. S'il est possible de réaliser quelque chose de nouveau avec les règles déjà en place, c'est parfait. À chaque fois qu'on ajoute un nouvel élément aux règles, on risque de dérégler les choses et d'engendrer des problèmes. Cela ne veut pas dire que le directeur d'écriture des règles soit opposé à l'instauration de nouvelles règles, mais il tient à ce qu'on le fasse uniquement quand rien d'autre n'est envisageable.

Nouvelle carte contre réimpression

En tant que concepteur, les nouvelles cartes vous offrent la liberté de faire ce que vous voulez afin que l'extension fonctionne. De nouvelles cartes engendrent moins de restrictions lors de l'élaboration d'une extension. Elles vous permettent d'exprimer toute votre créativité en tant que concepteur. Elles sont exaltantes. Elles font vendre les extensions. Elles favorisent l'innovation.

Les réimpressions sont plus simples à faire. Elles permettent aux joueurs d'utiliser des cartes qu'ils possèdent déjà. Elles sont plus faciles à développer puisqu'il y a une histoire de la carte à prendre en compte. On les connaît mieux. Les réimpressions ont un potentiel basé sur la nostalgie. Elles vous permettent de mieux prévoir ce qui va se passer puisque les utilisateurs savent mieux ce qu'il faut en attendre. Elles s'avèrent moins complexes car certains joueurs savent déjà comment elles fonctionnent.

Je tiens à souligner que ce conflit existe tout autant quand il s'agit de mécaniques anciennes contre des nouvelles ou de création de nouveaux mondes face au fait d'en revisiter d'anciens. Que l'on explore des marges de création inédites ou que l'on revienne à des choses qui ont déjà été populaires, la pression est présente dans les deux cas.

L'inconnu contre le connu

À Hollywood, on pratique ce qu'on appelle le « three-beat », que l'on pourrait traduire en « jeu à trois bases ». Cela consiste à vendre un concept inédit élaboré à partir de la fusion de deux autres plus anciens qui ont eu du succès. (« C'estLa grande aventure Lego qui rencontre Mad Max : Fury Road. ») Cette méthode est très en vogue à Hollywood car elle permet de prendre une idée nouvelle et de la vendre en se servant du contexte d'idées plus anciennes. C'est à la fois original et moderne car cela crée des combinaisons d'une manière encore inédite mais qui s'appuie en même temps sur un côté ancien et fiable renforcé par la réputation de produits à succès.

On ressent aussi cette tension générée par l'alliance entre éléments connus et inédits lors de la création des extensions de Magic. Par exemple, quand j'ai l'idée d'un nouveau bloc, je dois convaincre des personnes à différents niveaux au-dessus de moi qu'il s'agit d'une bonne idée. Si mon idée s'avère trop originale, elle sera difficile à vendre car je dois les persuader que, même si nous ne l'avons jamais fait, les joueurs vont adorer. Si elle est trop courante et n'apporte aucune innovation, on s'inquiétera de réutiliser d'anciens concepts et du manque d'inventivité.

Rompre la tension

Alors, quelle est la solution à ce problème ? Comment réussissons-nous à proposer un jeu qui conjugue changements et stabilité ? Je vais vous l'expliquer en me servant de Ténèbres sur Innistrad comme exemple.

  1. Obtenir l'équilibre parfait

Il y a une expression que j'affectionne : «La tension, c'est ce qui tient un tipi debout.» Pour construire un tipi, on commence par disposer des perches à la verticale afin qu'elles prennent appui les unes sur les autres. Chacune de ces perches est attirée vers le sol mais dans une direction différente des autres. Ce n'est qu'en les enchevêtrant afin qu'elles exercent des forces opposées qu'on obtient une construction solide.

La première solution au problème est de considérer la tension comme un élément productif. Chaque force aide à contrôler l'autre. Par exemple, avec Ténèbres sur Innistrad, nous voulions être sûrs que l'extension constitue un retour vers un plan apprécié tout en possédant sa propre identité. La solution a été d'utiliser l'horreur gothique comme point de départ, tout en trouvant une nouvelle manière de l'appréhender. Après avoir trouvé l'idée d'utiliser le mystère et la folie comme thèmes, nous avons compris que nous pouvions obtenir un résultat intéressant avec l'horreur gothique sans nous contenter de répéter ce que nous avions fait la dernière fois que nous avions visité Innistrad.

Jeton Indice | Illustration par Zezhou Chen

Une autre façon d'atteindre cet objectif est d'évaluer les forces en présence et de s'assurer d'allouer à chacune le bon montant de ressources. Durant mes semaines de previews, j'ai expliqué que nous avions écrit tout ce que le bloc Innistrad d'origine faisait du point de vue mécanique avant de noter quelle importance cela avait pour un retour. Nous nous sommes alors référés à cette échelle des priorités pour tout remettre en ordre. Ensuite, nous avons étudié ce qui se passerait si nous déplacions le curseur pour les éléments inclus dans l'extension. Pour reprendre ma métaphore du tipi, nous avons testé les perches les unes par rapport aux autres afin de trouver le point d'équilibre qui les maintiendrait toutes debout.

Savoir où se trouve ce point d'équilibre parfait est avant tout une question de sensation. Comme je fais ça depuis longtemps, j'ai développé un bon instinct. Mais quel que soit l'endroit où nous réglons le curseur, nous procédons toujours à des tests de jeu car ce n'est qu'en jouant vraiment avec une extension qu'on peut s'assurer que nos intuitions étaient les bonnes.

  1. Comprendre l'impact de chaque force

La première leçon parle de quantité. Il faut trouver le mélange parfait afin que chacune des deux forces garde l'autre à sa place. Cette deuxième leçon porte davantage sur la qualité que sur la quantité. Certes, les deux forces s'appuient l'une sur l'autre. Pour autant, cela ne signifie pas qu'elles soient les mêmes. Chacune joue un rôle différent et, par conséquent, génère des impacts différents.

Ténèbres sur Innistrad était un bloc de retour. Cela signifie que l'un des impératifs était de s'assurer que le monde proposerait une ambiance connue. Nous voulions obtenir de la familiarité et du confort. Autrement dit, ce bloc s'appuyait sur les atouts de la force de stabilité. Cela a influencé notre manière d'assembler cette extension. La façon la plus simple de l'envisager est la suivante : une extension possède deux éléments principaux, à savoir les mots-clés et l'environnement. Dans un monde nouveau, l'environnement contribue d'avantage au sentiment de changement. Donc, vous vous reposez sur les mots-clés pour assurer l'impression de stabilité. Dans Ténèbres sur Innistrad, c'était l'inverse. Nous nous sommes donc reposés sur l'environnement pour obtenir l'aspect stable et sur les mots-clés pour générer un sentiment de changement.

Voilà pourquoi, par exemple, nous n'avons pas répété beaucoup de mots-clés. Nous voulions que ce soit par eux que passe l'innovation. Au lieu de ça, nous nous sommes appuyés sur les éléments mécaniques qui contribuaient à définir l'environnement : les cartes recto-verso, la synergie tribale, les interactions de cimetière, des choses qui renfonçaient l'esprit mécanique du monde sans être des mots-clés. Comprendre le rôle de chaque force est essentiel pour savoir où doit se concentrer la conception et décider d'où il convient d'innover.

  1. Modifier l'endroit où on applique chaque force

Cette leçon est corollaire de la précédente. Si chaque force fait contribuer ses propres atouts au jeu, il est important d'en varier la sélection afin que des extensions différentes utilisent des forces différentes. C'est par exemple l'une des raisons qui nous ont poussés à mélanger les nouveaux mondes avec des revisites à peu près à parts égales. Chacun tire parti des atouts d'une force différente.

Je dis tout le temps combien j'aime débuter chaque création d'un point de vue différent. J'aime aussi m'assurer que chaque conception tire avantage des différents aspects du jeu. Parfois, c'est la force du changement qui me guide, d'autre fois, c'est davantage celle de la stabilité. La clé, c'est de les varier de manière à ce que je n'utilise pas toujours ces forces dans les mêmes rôles.

  1. Créer des éléments qui combinent les deux

Presque tous les blocs incluent une variante de la Croissance gigantesque qui utilise l'une des mécaniques du bloc. On s'en sert si souvent que les joueurs aiment bien s'en moquer, mais vous êtes-vous déjà demandé pourquoi c'est une des bases de la conception ? C'est une manière pour nous de mélanger la force du changement avec la force de la stabilité.

Sachez-le, Magic possède certains effets que nous devons reproduire dans chaque bloc car ils sont les clés de l'expérience fondamentale que procure une partie de Magic. S'assurer que la majorité de ces éléments-clés est présente dans chaque extension est un moyen essentiel de faire conserver au jeu son caractère familier. Certains d'entre eux peuvent être des réimpressions, mais si nous copions trop d'éléments d'une extension à l'autre, le résultat sera monotone. C'est là qu'intervient la nouvelle mécanique. C'est elle qui rendra la nouvelle extension de Magic innovante.

Combiner cette mécanique avec l'effet nécessaire nous permet de faire d'une pierre, deux coups. La variante de la Croissance gigantesque tient son rôle, à savoir celui d'une Croissance gigantesque, et permet au jeu de fonctionner comme il le fait normalement. Mais la nouvelle mécanique aide à régler certaines choses afin qu'elles fonctionnent un peu différemment que par le passé. Ce mélange d'ancien et de neuf est la clé pour aider les deux forces à trouver leur équilibre.

Que les forces soient avec vous

Au bout du compte, j'ai fini par considérer cette tension comme un outil précieux dans la création du jeu. L'existence de ces deux forces nous aide, mes concepteurs et moi, à rester vigilants afin de ne jamais oublier qu'il nous faut obtenir un équilibre convenable. J'espère que ce rapide aperçu de cet élément essentiel du jeu a pu éclairer une autre facette de ce que les concepteurs (et les développeurs) de Magic doivent toujours garder à l'esprit.

Comme toujours, vos commentaires m'intéressent. Vous pouvez m'envoyer un e-mail ou me contacter sur l'un de mes réseaux sociaux (Twitter, Tumblr, Google+ et Instagram).

Rejoignez-moi la semaine prochaine. J'appliquerai l'échelle du déluge à des mécaniques plus anciennes.

D'ici là, que Magic soit toujours différent tout en restant le même.


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« En route pour le travail n° 325—Magic: The Puzzling »

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