La première chose que je vois, c'est un très vieil homme qui me dévisage. « Tu dois rester allongé encore quelque temps. »

« Où suis-je ? », demandé-je. Je regarde autour de moi et je constate que je suis dans une grande pièce pleine de lits, tous apparemment occupés. Je ne me rappelle pas comment je suis arrivé ici. La tête me tourne.

« En sécurité. »

Le vieillard me donne une tape sur le bras puis se dirige vers le lit suivant. Tandis que je le regarde s'éloigner, je tente de me rappeler mon dernier souvenir. J'étais à mon bureau, je compulsais le dossier de Lock. Nous n'en sommes encore qu'à la phase de Vision, mais l'extension commence vraiment à prendre forme. Pendant des années, j'ai essayé d'inclure une mécanique dans Magic, et on dirait bien que cette fois-ci est la bonne. Mon dernier souvenir est une impression de satisfaction générale.

Mon attention se porte sur mon lit. Le matelas est étrange au toucher. Je n'en ai jamais vu un comme celui-ci. Il épouse les formes de mon corps, mais rien ne trahit la présence de ressorts. Il doit être en mousse à mémoire de forme—bien que j'en aie l'expérience et que celui-ci paraisse différent.

Puis, je remarque un bracelet métallique à mon poignet. Il est légèrement chaud au toucher. Il est parfaitement à la taille de mon poignet, mais n'a apparemment pas de charnière ou d'ouverture, ce qui me rend curieux de savoir comment il a bien pu arriver là.

« Mark ! »

Je me tourne vers la voix. C'est l'occupant du lit d'à côté. Il connaît mon nom. Je dois le connaître. Il me faut quelques secondes pour concentrer mon regard sur lui. C'est . . . moi. En plus jeune. Dans les 35 ans. Il a réussi à s'asseoir sur son lit.

« Qui es-tu ? »

« Tu viens de m'appeler Mark. »

« Je sais qui tu es censé être, mais qui es-tu, en réalité ? »

« Je suis toi. Mais en même temps, moi. »

« Peux-tu prouver que tu es toi ? »

« Je pense. Pose-moi une question. »

« Quelle est la date de naissance exacte de ta fille ? »

« Laquelle ? »

« Nous avons plusieurs filles ? »

« Ouais. Ensuite, on a des jumeaux mixtes. »

« Des jumeaux ?! Wow ! Ça ne doit pas être facile, des jumeaux. »

« Effectivement, surtout quand ils sont bébés. »

« Bébés ? Quel âge ça leur fait, maintenant ? »

« Ne sommes-nous pas censés prouver que nous sommes bien qui nous prétendons être ? »

« Si. Quand Rachel est-elle née ? Le moment exact. »

« Le 6 avril. En début d'après-midi. Entre quatorze et quinze heures. On est partis pour l'hôpital au beau milieu de la nuit. »

« À quelle heure précise est-elle née ? »

« Quatorze heures trente et une, quelque chose comme ça. Je crois. Je ne me souviens pas bien. C'était il y a quatorze ans. »

« Rachel a quatorze ans ? »

« Elle est en troisième. »

« Elle venait de naître. »

« C'est pour ça que tu te rappelles de l'heure. Moi, je me rappelle qu'elle faisait trois kilos huit. Je me rappelle l'avoir tenue dans mes bras dans la salle d'accouchement tandis que je m'efforçais de ne pas voir le sang. J'ai prouvé que j'étais toi. Comment puis-je être sûr que tu es moi ? »

« Pose-moi n'importe quelle question ? »

« Où as-tu demandé Lora en mariage ? »

« Dans l'océan, à Rio de Janeiro. Nous y étions pour le deuxième Invitational. »

« J'en ai parlé dans un article. Il me faut plus de détails. De quelle couleur était le maillot de bain de Lora ? »

« Noir. »

« D'accord. Donc, nous sommes vraiment qui nous prétendons être. Si Rachel vient de naître, toi tu as 32 ans. »

« J'en ai 33. Je viens juste de fêter mon anniversaire. Notre anniversaire. Tu as quatorze ans de plus, alors ça t'en fait 47 ? »

« Oui. »

« Je ne sais pas si tu devrais me parler de notre futur. Toutes les histoires de voyage dans le temps que je connais racontent que ce ne serait pas une bonne idée. »

« Aucune importance. Je ne me rappelle pas m'être trouvé ici quand j'étais toi. Cela signifie donc que nous n'emportons pas de souvenirs de ce lieu. Où qu'il se trouve. »

« Je suppose que tu n'as pas encore examiné tes environs. »

« Effectivement. J'ai encore des vertiges. Il y a beaucoup de lits, je crois. »

« Tu ferais mieux de jeter un œil. »

Je me redresse et un terrible vertige s'empare de moi. Je me cale sur les mains et laisse mon regard se concentrer sur la pièce. Elle contient environ quinze lits, et je les occupe tous. Moi à différents âges, bien entendu. Que diable se passe-t-il ?


J'adore les énigmes. Nous sommes dix-sept à adorer les énigmes, veux-je dire, et c'est pourquoi découvrir de quoi il retourne nous intéresse. Le plus jeune d'entre nous a 29 ans et le plus vieux, 63. Ça, c'est le premier élément de l'énigme. Pourquoi n'y a-t-il pas de versions enfants de moi, des versions ados ou encore des versions dans la vingtaine ? Pourquoi commencer à 29 ans ? En outre, je compte bien dépasser les 63 ans. Pourquoi s'arrêter à cet âge ?

L'autre chose intéressante, c'est que les âges ont tendance à se concentrer dans la moitié inférieure. L'âge médian est de 46 ans, et pourtant six seulement d'entre nous sont plus vieux. Cela doit bien signifier quelque chose. De plus, le vieillard qui s'occupait de nous tout à l'heure est parti avant que la plupart d'entre nous ne se lève. Il n'est pas encore revenu et la porte est verrouillée.

La pièce est plutôt vide, à propos. On dirait plus une réserve que l'on aurait nettoyée puis meublée de lits qu'une vraie chambre. Il n'y a pas de fenêtre, par exemple. Le sol a l'air constitué de béton composite. Les murs sont peints en beige. Cette pièce n'a pas été conçue pour que l'on y passe du temps.

Nous passons une demi-heure à examiner la porte, mais il nous est impossible de déceler ou d'atteindre le mécanisme de fermeture. Il y a un petit dôme au plafond, certainement une caméra. De toute évidence, on nous observe.

Sans savoir pourquoi, je prends la parole en premier. « Nous pouvons résoudre cette énigme. Nous avons beaucoup d'indices. Je pense que tu es la clé de tout, Mark 29 ans. »

« D'accord. Je peux peut-être te donner une information utile ? »

« Oui. Quelle est la dernière chose dont tu te souviens ? »

« J'étais avec des amis à Portland, on travaillait sur la conception d'une nouvelle extension. Chez Richard. »

Je regarde Mark 29 ans, et ça me frappe. Cela fait quelques jours qu'il ne s'est pas rasé. « Tu travailles sur Tempête ! »

« Quoi ? »

« Heu... c'était quoi, le nom de code, déjà ? Ah oui... Bogavhati. Tu travailles sur Bogavhati. »

« Oui ! »

« Très bien, on a notre première piste de conception. Notre première équipe de création, à vrai dire. Dis-moi, Mark 63 ans, tu fais toujours la conception de Magic ? »

« Je ne suis plus autant sur le terrain que par le passé mais, oui, je travaille toujours sur Magic. »

« C'est ça ! C'est ça ! La conception de Magic ! Nous représentons les incarnations de notre travail sur la conception de Magic au fil du temps. »

Grâce à cette nouvelle information, nous interrogeons chacun pour savoir sur quoi il travaille. C'est étrange. Toutes les extensions que nous avons conçues ne sont pas représentées, et quelques-uns parmi nous sont même issus du développement et non de la créa. Mark 34 ans donne un coup de main sur Carnage, mais il ne fait partie ni de l'équipe de création ni de celle du développement. Pour faciliter les choses, nous décidons de donner des noms à tout le monde. Comme mes dix-sept incarnations travaillent sur une extension de Magic, nous choisissons d'utiliser leurs noms de code. Nous les avons préférés aux vrais noms car nul participant à une extension donnée (à de rares exceptions près) n'en connaît le nom définitif, et nous trouvions injuste d'attribuer à chacun un nom qui ne lui soit pas familier.

Nous choisissons ensuite d'aller consulter Manny (Mark 34 ans, celui qui donne un coup de main sur Carnage), dans la mesure où, ne faisant partie ni de la création ni du développement, il semble être une anomalie. Tout le monde trouve qu'il est plus facile qu'il n'y ait qu'un interrogateur et, comme j'ai commencé, on me choisit pour continuer. « Très bien, Manny, dis-nous sur quoi tu travaillais en dernier. »

« L'extension a subi de nombreuses modifications. J'ai encouragé Mike Elliot, son concepteur, à essayer de plus faire valoir le fait de donner plus d'importance aux types de créature. Il nous manque cependant encore quelques mécaniques. L'équipe des règles à eu l'idée géniale d'une mécanique basée sur un règlement qu'elle avait fait pour l'Illusionary Mask, qui définit les caractéristiques d'une créature face cachée. Mike et Bill Rose n'ont pas été très enthousiastes, mais moi je trouve ça plutôt chouette. J'ai travaillé avec les équipes des règles sur quelques modifications et ensuite j'ai créé un ensemble de cartes que j'ai mises dans deux decks. Après, j'ai commencé à jouer ces decks avec plusieurs membres du R&D. Plus je trouve de partenaires pour jouer, plus je parviens à convaincre les gens que la mécanique est amusante. »

« Et alors ? »

« J'étais en train de modifier les decks à l'aide des commentaires de la dernière série de tests, et je me suis réveillé ici sans transition. »


« Très bien, Doughnut. À toi. » Doughnut a 42 ans et travaille sur Coucheciel. « Quelle est la dernière chose dont tu te souviens ? »

« Je participais à l'avant-première de Lèveciel pour les employés. L'extension était chouette, mais elle a fini par être un peu dure à gérer pour certains joueurs moins affranchis. J'ai vu des employés jouer une partie et rentrer chez eux. J'ai même joué une partie dans laquelle mon adversaire a mis environ huit tours à se rendre compte que j'étais à sa merci.


« Parle-nous donc de l'extension sur laquelle tu travailles, Argon. » Il s'agit d'Odyssée, ma troisième en tant que directeur de conception. Argon a 33 ans.

Je suis en train de faire une extension dont le thème est le cimetière. Mon but a été de prendre le card advantage et de le chambouler complètement. Et ça marche. Stratégiquement, le bon coup consiste souvent à se débarrasser de toute sa main mais, et j'ignore pourquoi, quelque chose cloche. »


« Parle-nous de l'extension sur laquelle tu travailles, Live. » Live a 41 ans et travaille sur le premier Zendikar.

« Je les ai tous convaincus de me laisser faire une extension « les terrains, c'est important ». Ils étaient sceptiques, mais j'étais persuadé que la marge de conception était assez profonde. Le début de la conception a été rude. Aucune de nos pistes ne fonctionnait, et je n'étais pas loin de jeter l'éponge. Mais ensuite, nous avons trouvé le toucheterre et l'extension a commencé à prendre forme. Je comprenais bien que le toucheterre était quelque chose de génial, alors j'ai commencé à l'étudier afin de voir ce qui en faisait une mécanique aussi puissante.


« Et si je t'appelais juste Wacky, au lieu de Wacky Set ? » Wacky Set (l'extension déjantée) était le nom de code d'Unglued, sur laquelle je travaillais quand j'avais 30 ans.

« Aucun problème. Nous en sommes plutôt au début de la conception. Bill et Joel Mick m'ont confié la conception d'une extension à bordure spéciale non autorisée en tournoi. L'un dans l'autre, c'est à moi de voir ce que cela implique. J'ai jonglé avec un tas d'idées folles, mais j'ai fini par me rappeler de ce jeu bizarre que j'avais dans mes tendres années, quand j'étais magicien. La compagnie créait des jeux de cartes pour les tours de magie. Toutes les cartes avaient le même verso. Il y en avait un qui s'appelait Wacky Deck ou quelque chose du genre, qui comportait beaucoup de cartes insolites. Il y avait un trois et demi de trèfle, un as de cœur noir et une carte avec une dame sur une moitié et un roi de l'autre. L'idée était qu'il ne s'agissait que d'une collection de cartes pour construire des tours de magie. C'est là que ça m'a frappé. Et si le Wacky Set remplissait ce rôle, mais pour Magic ? »


« Control, tu sais ce qu'on veut entendre. » Control (le nom de code du premier Ravnica) a 37 ans.

« Je travaille sur une extension multicolore. Il fallait que je fasse autrement qu'avec Invasion, notre dernier bloc multicolore, alors j'ai décidé de me concentrer sur des paires bicolores plutôt que de favoriser les associations entre quatre et cinq couleurs. De plus, pour la différencier du bloc Invasion, j'ai décidé de présenter de façon égale les dix paires de couleurs. Dans ce bloc, allié et ennemi se tiendraient sur un pied d'égalité. J'ai transmis l'idée à l'équipe créative, et Brady Dommermuth est revenu avec l'idée géniale de transformer les dix paires de couleurs en guildes dans un environnement citadin. J'ai tant aimé cette idée que j'ai décidé de construire tout le plan du bloc autour. J'avais l'idée d'une distribution en 4-3-3, où chaque combinaison bicolore n'apparaît que dans une seule extension. C'est un peu bizarre, mais je pense vraiment que cela nous permettra de mettre chaque guilde en valeur et que cela conférera une véritable identité à chaque extension du bloc. »


« C'est à toi, Laurel. » Laurel est le nom de code pour une extension sortie dans mon avenir, ce qui fait que je ne connais pas son vrai titre. Il a 59 ans.

« On a jonglé avec les cartes recto-verso pendant des lustres, mais la logistique de l'impression a toujours été pénible. Alors, quand nous nous sommes rendu compte qu'un de nos principaux imprimeurs avait fini par y arriver, qu'on pouvait avoir des cartes recto-verso dans chaque extension et qu'on pouvait les jumeler à d'autres de façon consistante sans avoir besoin de listes, c'est devenu assez passionnant. Le but de Laurel était de vraiment tirer profit de ce que cette technologie d'impression permettait, alors quand l'équipe a débarqué avec— »

POP !

Laurel disparaît. Un instant, il parle passionnément de la dernière découverte de son équipe et le suivant, il s'évapore littéralement. On suppose qu'il est parti rejoindre son époque, mais cela reste déconcertant. Ce spectacle n'a rien de commun.

Nous essayons de poursuivre l'enquête, mais Lights disparaît à son tour. Puis Beijing, Spaghetti et enfin Control. Nous ignorons toujours la raison de notre présence que nos rangs se parsèment déjà.

Une chose est claire tandis que j'entends chacun s'exprimer. Chaque discours est empreint d'un puissant thème. Nous étions tous face à de grandes découvertes. Doughnut démêlait le Nouvel ordre mondial. Control amorçait le Quatrième âge de la création. Manny était en train de révolutionner notre méthode d'exploration créative dite du « montrer sans dévoiler ». Tout le monde était en plein boum. Tout le monde sauf moi. Ma conception se passe bien et j'en suis content, mais elle n'a rien de révolutionnaire. Je ne réinvente pas la façon dont Magic est conçu. Je ne me sens vraiment pas à ma place.


Quand Simon disparaît, nous ne sommes plus que cinq : Argon, Shake, Salt, Chimichanga et moi-même.

« Y a-t-il quelque chose d'important là-dedans ? demande Shake. Nous savons que nous ne nous souviendrons de rien quand nous retournerons à notre époque, alors peut-être cela importe-t-il peu. »

« Je sais que tu nous connais. Tu es nous, répond Salt. Nous sommes incapables d'ignorer une énigme. » Tant que nous sommes ici, nous devons essayer. »

Je prends la parole. « Je pense qu'il reste trois questions importantes à poser. Primo, pourquoi avons-nous été réunis ici, tous autant qu'on est ? Deuxio, c'est où, « ici » ? Et tertio, qui est responsable de tout cela ? Je crois que nous avons une réponse pour les deuxième et troisième questions. »

Je me tourne vers la caméra.

« Où sommes-nous ? C'est la mauvaise question, en fait. La bonne, c'est : quand sommes-nous ? Nous sommes dans l'avenir. 2060, 2070. Dans ces eaux-là. Manifestement, nous avons voyagé dans le temps, alors cela a dû se produire après notre plus vieille incarnation, celle de 2030. Nous avions également un autre gros indice, qui nous amène à la question suivante : qui nous a amené ici ? Je crois que la réponse, c'est l'homme qui nous observe en ce moment. L'homme qui nous reçus à notre arrivée. Mais cet homme-là . . . c'est nous ! »

Personne ne sursaute car nous avions tous compris, mais je n'ai pas pu résister à l'intensité dramatique de ce moment.

La porte s'ouvre et le vieillard entre. « Vous avez bien travaillé. Nous sommes en 2067. J'ai précisément cent ans mais bon, vous connaissez tous notre date d'anniversaire. Alors, avez-vous la réponse à la première question ?

« Non, répond Salt, une seconde avant de disparaître. »

« Nous n'avons pas beaucoup de temps, alors je pense que nous ferions mieux de nous y mettre. »


Le vieillard nous fait sortir de la pièce et nous emmène dans ce qui semble être le centre de contrôle. Nos doutes quant à notre présence dans le futur s'évanouissent quand nous découvrons tout l'équipement. Des appareils extraient de nous plus de données que nous ne pourrions probablement en interpréter. Je suppose que nos bracelets en sont responsables.

« Asseyez-vous, asseyez-vous. Nous n'avons pas beaucoup de temps. » Chimichanga disparaît et le vieillard secoue la tête. Shake, Argon et moi-même prenons chacun un siège.

« Vers la fin de ma vie, j'ai développé une obsession majeure pour Albert Einstein. J'ai commencé à étudier ses travaux et j'ai fini par tout apprendre sur sa vie. À l'âge de quatre ans, il est tombé malade et il a dû garder le lit. Son père, tentant de le faire aller mieux, lui fit un petit cadeau : une boussole de poche. Cette boussole a fasciné Einstein. L'idée qu'il existait une force qui poussait l'aiguille à toujours indiquer le nord l'a fortement impressionné, et il dira plus tard que beaucoup de ses découvertes scientifiques pouvaient remonter à ce qu'il avait pensé pendant qu'il fixait cette boussole. Voilà ce qu'on appelle des thêmata. Une suite de motifs modelant la façon de penser. »

« Qu'est-ce que cela a à voir avec l'ensemble ? », demande Argon.

« Tout, répond le vieillard. Je vous ai tous observés pendant que vous parliez. Qu'avez-vous appris ? »

Shake prend la parole. « Tu nous as manifestement arrachés aux temps des découvertes. »

« Très bien. Et cela signifie ? »

« Oh, dis-je. Que nous, nous sommes les thêmata. Tu as réuni tes plus grandes découvertes sur la conception de Magic, et tu nous as fait venir ici. Mais pourquoi ? »

« Magic a des problèmes. Nous fêterons son 75è anniversaire l'an prochain et il est prévu que ce soit la dernière année du jeu. Il y en a parmi nous autres, les vieux de la vieille, les humains qui s'occupaient de la conception à l'époque, qui essayent de voir s'ils peuvent remédier à ce problème. Les IA ont baissé les bras. Elles prétendent que c'est insoluble. »

« Pourquoi as-tu besoin de nous ? » demande Shake.

« Nous ne sommes que des vieillards. Aucun de nous n'a fait de conception pour Magic depuis des dizaines d'années. Nous en étions arrivés à accepter que nous ne pouvons pas résoudre le problème, mais avons ensuite compris qu'un d'entre nous le pouvait peut-être autrefois. Peut-être le secret pour sauver Magic réside-t-il dans une solution que l'un d'entre nous a déjà trouvée. Nous avons alors utilisé les scanners de souvenirs pour isoler toutes nos découvertes, tous les schémas mentaux qui nous ont conduits à progresser à pas de géant dans notre façon de modifier le jeu. Puis, chacun d'entre nous s'est servi de la nouvelle technologie créée par un scientifique, un vieux joueur de Magic, pour faire venir toutes nos incarnations passées ici. »

« Je ne vois pas ce que ça nous apporte », dis-je.

« C'est plutôt compliqué. Nos ordinateurs traitent vos, disons, empreintes mentales du moment pour les confronter à des solutions potentielles à notre problème. Les ordinateurs peuvent savoir quand il existe une forte corrélation entre votre état mental actuel et notre solution, mais ils restent incapables de percevoir cette dernière. En d'autres termes, ils peuvent dire qui peut résoudre le problème, mais pas comment s'y prendre. »

« Et pourquoi disparaissons-nous ? », demande Shake.

« Oh, l'énergie nécessaire à votre ancrage momentané à cette époque est limitée. Pour augmenter nos chances de trouver la bonne personne, quand les ordinateurs constatent que la corrélation est assez faible, ils vous renvoient à votre époque pour nous permettre de réserver l'énergie aux candidats plus susceptibles de réussir. »

« Donc, tu élimines jusqu'à trouver le plus susceptible de trouver une solution ? », demandé-je.

« Précisément. Et vous êtes notre dernière chance, vous trois. J'avais travaillé sur Magic le plus longtemps, ce qui fait que j'avais le choix de candidats le plus large. Les ordinateurs ont éliminé tous les autres. »


Nous nous asseyons tous les trois et discutons avec le vieillard. Argon raconte comment nous avons appris (dans Odyssée) l'importance d'axer la conception sur le joueur plutôt que le concepteur. Qu'il ne fallait pas changer les choses juste pour le plaisir et que cela entraînait une façon de jouer forçant les participants à faire des choses contre leur gré. Shake raconte comment il a appris (dans Innistrad) qu'il était important de trouver le bon équilibre entre les mécaniques et l'ambiance. Que chaque environnement avait sa propre atmosphère et que nous devions apprendre à ne pas appliquer la vieille structure uniquement parce que c'était ainsi que nous avions conçu les extensions précédentes.

Je tente d'aborder la conception de Lock. J'en suis vraiment satisfait et je pense que nous créons une extension vraiment amusante que les joueurs vont adorer, mais je ne vois pas en quoi ce que nous faisons révolutionne notre façon de concevoir. Je ne vois pas où est la découverte. Cela me choque un peu de ne pas avoir disparu, sentiment aggravé quand Argon se volatilise.

« Tu nous as dit qu'il n'y a qu'une réserve limitée d'énergie pour nous garder ici, dis-je. Pourquoi ne me renvoies-tu pas chez moi, afin de donner à Shake le maximum de temps pour t'aider ? »

« J'ignore encore si tu n'es pas celui dont nous avons besoin. »

« Moi, je le sais. Je me suis trituré les méninges, mais je ne sais même pas pourquoi je suis ici. Comment puis-je t'aider, alors que je ne sais même pas ce que j'ai découvert ? »

Puis, Shake disparaît.

« J'espère que tu te trompes, puisque tu es désormais notre dernier espoir. »


Je convaincs le vieillard de me laisser sortir. Je besoin de m'éclaircir les idées et je pense que l'air frais m'y aidera. Il me retrouve, tandis que je fixe la mer.

« Si seulement je pouvais me souvenir, dit-il.

Je me tourne, et je constate qu'il s'est mis à côté de moi.

« C'était il y a plus de 50 ans. Quoi que tu aies découvert, pour moi, c'est de l'histoire ancienne. »

« Combien de temps nous reste-t-il ? »

« Pas beaucoup. »

« Je veux aider. Je dois beaucoup à Magic. Ce jeu a rempli ma vie des plus belles choses. Je ne veux pas le voir mourir, mais j'ignore ce qui va t'aider dans ce que je sais. »

« Si tu as été amené ici, c'est que tu as déjà fait la découverte. Tu ne l'as peut-être pas encore réalisé, mais toutes les conditions nécessaires ont déjà été réunies. Nous n'avons plus qu'à les déterminer. »

« D'accord. Comment fait-on ? »

« Ça ne parle peut-être pas de Lock. Je ne me rappelle peut-être pas des détails, mais je sais que nous avions les mains bien pleines, à l'époque. Sur quel autre projet travailles-tu ? »

« Je suis dans l'équipe de création de Tears et de Sweat. Nous faisons de la conception préliminaire sur Barrel. Je fais partie des consultants sur le film Magic. J'ai plusieurs responsabilités en relations publiques. Je m'occupe de mes articles, de mon podcast, de mon blog, de ma BD et de mes autres réseaux sociaux. J'ai réfléchi à tout ça. Et ça n'a rien donné. »

« Qu'en est-il des projets que tu as finis mais qui ne sont pas encore sortis ? »

« J'ai rendu Blood en juin dernier. Ça parle du retour sur Zendikar. C'est en développement, à présent. »

« Y as-tu réfléchi aussi ? »

« Oui, mais ça ne va pas loin. De temps en temps, je fais le point avec Erik. »

« Et ? »

« Et il s'en tire très bien. Le fichier de création que je lui ai donné était vraiment brut. Nous sommes passés au paradigme à deux blocs en milieu de création, et ça m'a posé tout un tas de problèmes. »

« Cette découverte devait être relativement récente. As-tu discuté du fichier avec Erik aux alentours de la semaine dernière ?

« J'ai organisé un test lundi. »

« Que s'est-il passé ? »

« C'était très bien. Erik s'attaque à une nouvelle mécanique pour les Eldrazi. Ils dévorent le contenu de la zone d'exil. »

« L'as-tu appréciée ? »

« Elle se jouait bien. Le seul problème à mon sens, c'est qu'Erik veut permettre de mettre les cartes exilées « dévorées » dans le cimetière de leur propriétaire plutôt que de les retirer du jeu.

« Et c'est quoi, le problème ? »

« Depuis longtemps je me démenais pour empêcher la zone d'exil de devenir un second cimetière, alors j’ai toujours surveillé de près tout ce qui pouvait permettre de faire revenir des cartes en jeu alors qu’elles avaient été exilées par autre chose. En gros, ma règle d'or est que rien ne peut faire revenir des cartes d'exil sauf la carte qui les y a envoyées.

« Qu'as-tu dit à Erik, alors ? »

« Erik craignait que devoir créer une toute nouvelle zone rien que pour y mettre les cartes revenues d'exil ne soit maladroit alors que le cimetière la rendait logistiquement plus propre. Après un petit examen de conscience, j'ai réexaminé les raisons exactes pour lesquelles j'étais si opposé aux choses revenant d'exil. J'ai compris que mon véritable problème était que l'exil devait représenter un véritable coût que le jeu ne laisserait pas facilement amortir, qu'il n'y ait aucun moyen de simplement faire revenir une de ses cartes. N'être capable de renvoyer que les cartes exilées de l'adversaire résout ce problème. Certes, une carte peut revenir, mais seulement parce qu'un adversaire en a bien estimé le coût et à permis que cela se produise—et quand bien même retourne-t-elle au cimetière, lequel est plus difficile d'accès. »

« Ainsi, tu es revenu sur une règle inviolable que tu t'étais imposée ? »

« J'ai compris que le jeu ne parle que de nouvelles découvertes, et si notre but est de continuer à explorer de nouvelles marges de création je dois être prêt à réévaluer de vieilles décisions. Je n'ai pas le luxe d'avoir des absolus. Une bonne conception entraîne qu'il ne soit jamais interdit de réexaminer une règle de conception établie. »

Le vieillard et moi nous regardons et nous sourions.

« Voilà. Voilà pourquoi l'IA ne trouve pas de solution. Elle ne veut pas briser les vieilles règles. Il doit bien exister une ancienne marge de création que nous avons interdite et dans laquelle nous pouvons sculpter quelque chose de nouveau. Nous avons oublié que Magic est le jeu qui enfreint ses propres règles. »

J'ignore si une version cinquantenaire de vous-même vous a déjà serré dans ses bras, mais c'est étonnamment plaisant. Je sais que je vais retourner à mon époque d'un instant à l'autre et que je ne me souviendrai de rien, alors je m'accorde un moment pour en profiter.

La dernière chose que je vois, c'est un très vieil homme qui me fixe, la larme à l’œil.


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