En mars dernier, je me suis rendu à la Games Developer's Conference à San Francisco et j'ai donné une conférence sur la conception de jeu. Pour les chroniques des deux dernières semaines et celle d'aujourd'hui, j'ai adapté cette intervention en une série d'articles (lisez la première partie et la deuxième partie ici). Voici le troisième et le dernier d'entre eux. Au cas où vous n'auriez pas lu les deux volets précédents, je vous conseille évidemment de le faire car celui-ci les complète. Ceci étant dit, voyons les leçons du jour :

Leçon n°14

L'anecdote qui illustre cette leçon nous ramène en avril 2010, avec l'extension L'ascension des Eldrazi. Cette extension était la troisième du bloc Zendikar, mais comme il s'agissait d'une grande extension, elle était conçue pour en réinitialiser les mécaniques. Cela s'expliquait au sein de l'histoire par un événement majeur ayant permis aux trois titans eldrazi, des êtres anciens et mystérieux, de s'échapper de leur prison pour semer la destruction sur le monde de Zendikar. Une grosse partie de la conception de cette extension était consacrée au rendu de l'ambiance des Eldrazi et de leurs engeances. Les trois attributs que nous voulions transmettre étaient qu'il s'agissait de géants, qu'ils étaient étranges et affamés.

L'une des vérités auxquelles je me tiens pour Magic dit « Si votre thème n'apparaît pas au niveau commun, alors ce n'est pas votre thème ». Cela signifie que nous voulions nous assurer que les qualités que je viens d'énumérer transparaissaient dans nos créatures Eldrazi communes. Notre histoire tourne autour de l'une d'entre elles appelée l'Écrabouilleur d'Ulamog.

L'Écrabouilleur d'Ulamog était un géant. C'était une 8/8 commune. Normalement, une créature de cette taille aurait dû être peu commune, rare ou rare mythique. Mais celle-ci était étrange. La carte était une créature incolore qui n'était pas un artefact. Elle possédait une toute nouvelle bordure transparente et la créature de l'illustration avait l'air très étrange. Elle avait faim. Elle bénéficiait de la mécanique d'annihilateur, qui obligeait l'adversaire à sacrifier deux permanents à chaque fois qu'elle attaquait. Durant le jeu, elle était très brutale. Nous étions convaincus d'avoir fait là un eldrazi commun qui montrerait à quoi ressemblaient les Eldrazi.

Pour toutes nos extensions, nous procédons à des tests pour lesquels nous recrutons les employés de Wizards n'appartenant pas au service R&D et qui n'ont jamais vu les cartes afin d'observer ce qu'ils font. Test après test, ils mettaient l'Écrabouilleur d'Ulamog sur le champ de bataille et n'en faisaient rien. D'ailleurs, c'est ce qui se passait avec tous les eldrazi. Rappelez-vous que les incolores étaient tous gigantesques et avaient l'annihilateur. Nous les avions créés pour qu'ils soient dévastateurs, mais nos testeurs ne s'en servaient pas pour attaquer.

Pourquoi ? Les joueurs les moins aguerris ont tendance à avoir peur de faire de mauvais choix qui entraîneraient la perte de leurs créatures. Par conséquent, ils sont souvent plus réticents à attaquer. Plus grand que la moyenne, les eldrazi coûtent souvent davantage, ce qui signifie qu'avant qu'ils débarquent, de nombreuses créatures seront arrivées sur le champ de bataille. Il est intimidant d'attaquer avec une créature (même une 8/8) qui pourrait se retrouver bloquée par des créatures en nombre et mourir. Mais nous avions pensé que ce ne serait pas un problème car le fait d'attaquer avec des créatures colossales avec l'annihilateur serait plutôt à l'avantage de l'attaquant. Si seulement les joueurs l'avaient compris...

Après quelques réflexions, j'ai proposé une solution à notre problème. J'ai ajouté une ligne au texte de l'Écrabouilleur d'Ulamog.

Je l'ai fait afin de forcer le joueur à attaquer avec l'Écrabouilleur d'Ulamog. La question ne se posait plus. Donc, en attaquant, les joueurs ont pu constater la puissance de cette créature mais aussi qu'attaquer avec les eldrazi ne posait aucun problème. Pour les aider à dépasser leurs préjugés, il a fallu leur forcer la main, ce qui nous amène à la leçon suivante :

Leçon n°14 : n'ayez pas peur d'être brutal

Je dis souvent que je considère le travail de conception sur Magic comme de l'art. Les artistes ont tendance à privilégier la subtilité. On leur enseigne à montrer sans souligner et que ce sont de petites touches discrètes qui peuvent rendre une œuvre unique. Mais il y a un problème : la subtilité ne fonctionne pas toujours. Souvent, les gens passent à côté de ce qui est évident.

Pour citer un exemple dans Magic, nous nous servons de mots-clés pour synthétiser ce que les joueurs pensent des mécaniques. Cela aide les joueurs à savoir sur quoi se concentrer. En octobre 1999, nous avons publié l'extension Masques de Mercadia. Elle proposait des rebelles et des mercenaires qui pouvaient servir de précepteurs aux créatures de votre deck et des sortisans capables de transformer en un sort déterminé n'importe quelle carte de votre main. Toutefois, dans les deux cas, nous avons utilisé le type de créature pour catégoriser les mécaniques et nous n'avons donné de mot-clé à aucune d'entre elles. Résultat, les joueurs se sont plaint que Masques de Mercadia ne proposait aucune mécanique nouvelle. L'association entre les mots-clés et les mécaniques était si forte que, quand nous les avons dissociés, les joueurs n’arrivaient plus à voir un aspect de l'extension qu'ils avaient sous les yeux.

Parfois, pour permettre à votre public de comprendre quelque chose, il faut être prêt à être très direct. Il y a de nombreuses occasions où la bonne solution, c'est de laisser votre public découvrir et comprendre les choses par lui-même, mais il faut bien admettre que ce n'est pas toujours le cas. Les tests sont donc essentiels car ils vous permettent de réaliser quand votre message a du mal à passer. J'aime considérer mes instruments de création comme issus d'une boîte à outils et j'accepte d'avoir parfois besoin d'un marteau.

Leçon n°15

Afin de vous aider à comprendre l'anecdote suivante, je dois tout d'abord évoquer la psychographie du joueur. À l'époque où je suis arrivé à Wizards, le service R&D faisait la part belle aux maths. Ils considéraient avant tout le jeu en termes de nombres et d'analyses combinatoires. De mon côté, j'étais plus intéressé par une approche psychologique de la conception de jeu. Qu'est-ce que les joueurs espéraient exactement tirer du jeu ? En me servant d'un moyen que j'avais appris en cours de publicité, j'ai créé trois psychographies de joueur afin d'expliquer pourquoi les gens jouent à Magic. J'ai baptisé ces trois portraits « Timmy », « Johnny » et « Spike ». (Des années plus tard, j'ai créé leurs équivalents féminins : Tammy pour aller avec Timmy et Jenny pour aller avec Johnny. En fait, je connaissais plus de femmes que d'hommes portant le surnom Spike.)

J'ai écrit de nombreux articles à ce sujet (le premier et sa suite), mais je vais vous résumer tout ça :

Timmy/Tammy jouent pour ressentir quelque chose. Cela peut être la montée d'adrénaline en jouant une grosse créature, l'excitation de provoquer quelque chose de dingue et d'inattendu ou le plaisir de retrouver des amis. Timmy/Tammy jouent pour les sensations que leur procure le jeu.

Johnny/Jenny jouent pour exprimer quelque chose. Magic est un jeu qui offre à chacun une grande liberté de choix dans sa manière de jouer. Johnny/Jenny apprécient cette créativité qui leur permet d'utiliser le jeu comme un moyen de dire quelque chose (voire plein de choses) sur qui ils sont. Johnny/Jenny jouent parce que le jeu les autorise à révéler un aspect d'eux-mêmes.

Spike joue pour prouver quelque chose. Magic est un jeu très complexe. C'est le moyen idéal pour ceux qui aiment se lancer des défis afin de démontrer à eux-mêmes et/ou aux autres de quoi ils sont capables. Nos deux Spike jouent parce que c'est une manière de se tester et de s'améliorer.

Tout cela est important car c'est la clé de notre anecdote suivante. Elle s'est déroulée en octobre 2005 et concerne l'édition originale de Ravnica. Pour elle, nous avions conçu cette carte-ci :

Observons cette carte selon les trois psychographies. Tout d'abord, cette carte n'est pas faite pour Jenny. Donc laissons-la en dehors de tout ça. Timmy y jette un œil et voit les éléments aléatoires. Timmy aime bien jouer à pile ou face. C'est incertain, amusant et cela génère de l'excitation. Spike regarde et voit les deux issues équilibrées. Chacune d'entre elles est différente mais aucune n'est vraiment pire que l'autre. Savoir quand chaque décision est la bonne demande du talent. Spike aime les cartes qui récompensent le talent.

Maintenant, inversons les deux attributs. Timmy n'est pas emballé par les deux issues équilibrées. Quand Timmy fait un pile ou face, il recherche l'excitation. Il veut des rebondissements, des péripéties. Spike, de son côté, n'est pas très fan des éléments aléatoires. Pour elle, il faut que le talent compte et elle n'a pas envie de perdre sur une issue laissée au hasard.

Résultat : Timmy a détesté la Sentinelle en fusion parce que c'était une carte « pile ou face » qui n'offrait aucun émoi et Spike l'a également détestée parce qu'elle remplaçait ce qui pouvait lui sembler intéressant, à savoir des décisions réfléchies, par du hasard. Au bout du compte, c'était une carte que personne n'a aimée parce qu'en essayant de plaire à deux groupes différents, elle n'en a satisfait aucun. Ce qui nous mène à la leçon suivante :

Leçon n°15 : développez un élément exclusivement pour le public visé

Quand on cherche à satisfaire tout le monde, on ne plaît le plus souvent à personne. Tous les joueurs n'attendent pas la même chose de votre jeu. Il est important de comprendre les différentes attentes de vos joueurs. Ainsi, vous pourrez comprendre quelles sont vos différentes sortes de joueurs. Donc, quand vous concevez n'importe quel élément de votre jeu, vous devez définir à quelle tranche de votre public il s'adresse puis veiller à élaborer cet élément pour ce public. Si d'autres joueurs ne l'aiment pas, aucune importance. Il ne leur est pas destiné.

Quand on crée quelque chose, on ressent l’envie de plaire à une part du public la plus large possible mais il faut raisonner au niveau du groupe, pas des individus. Afin de satisfaire le plus de joueurs possible, il faut déterminer quels sont les différents segments du public de votre jeu, puis créer des éléments qui s'adressent à chacun d'entre eux. Il est plus important que chaque catégorie de joueur apprécie un aspect de votre jeu plutôt qu'ils aiment absolument tout ce qui le compose. Cela signifie que, lorsqu'on travaille sur les éléments d'un jeu en voulant s'adresser à des individus, il est crucial de comprendre à qui s'adresse chacun de ces éléments afin de bien viser le public en question durant la conception. Ainsi, chaque membre du public auquel vous vous adressez pourra s'approprier une partie du jeu.

Leçon n°16

Le cas de figure suivant nous ramène en août 1999 et concerne l'extension hors-série Unglued. Unglued a été conçue pour privilégier l'humour et pour enfreindre les règles. C'était également la première extension à bords argentés prévue spécifiquement pour ne pas être utilisée en tournoi. La carte la plus populaire de cette extension était celle-ci :

Cette carte s'appelait B.F.M. (Big Furry Monster, soit Gros Monstre Poilu en français) et avait une ampleur telle qu'on ne pouvait pas la faire tenir sur une seule carte. Il fallait que les deux cartes soient dans votre main pour que vous puissiez la lancer. Les deux cartes fusionnaient pour former une carte géante sur le champ de bataille. Un an plus tard, je travaillais sur Unglued 2 (une extension qui n'a jamais vu le jour. Vous pouvez en apprendre davantage ici et ). En constatant que les joueurs appréciaient une carte si grande qu'il fallait deux cartes pour la constituer, j'ai décidé de voir ce qui se passerait si nous partions dans la direction opposée en créant des cartes Magic si petites que deux d'entre elles pourraient tenir sur une seule carte normale. Je les ai appelées cartes doubles.

Unglued 2 ayant été mise de côté, on aurait pu penser que les cartes doubles étaient destinées à être oubliées. Mais un an plus tard, alors que je travaillais sur la conception d'Invasion, j'ai pensé que ce bloc multicolore serait l'occasion rêvée d'inaugurer les cartes doubles. Je les ai montrées à Bill Rose, le directeur de conception sur Invasion qui les a tellement aimées qu'il les a incluses dans cette extension. Je les ai également montrées à Richard Garfield qui, lui aussi, les a trouvées intéressantes. Toutefois, à part Bill et Richard, personne dans la société ne les aimait.

Dès le premier jour du développement, Henry Stern, directeur du développement de l'extension Invasion, a tenté de les éliminer. D'autres membres du service R&D ont aussi essayé de les faire disparaître. Même la marque a tenté de le faire. Je tiens à souligner que tout le monde avait à cœur de défendre les intérêts du jeu. Mais certains redoutaient que les cartes doubles s'éloignent trop de l'apparence habituelle d'une carte Magic. D'autres craignaient qu'on nous reproche d'en faire trop. Dans un cas comme dans l'autre, ces détracteurs considéraient que jeter ces cartes au panier était la bonne décision à prendre.

Bill et moi avons mené une lutte incessante afin qu'elles restent dans cette extension. Petit à petit, nous avons convaincu d'autres personnes et, au moment où l'extension était prête à partir à l'impression, la majorité des employés de Wizards était en faveur de leur fabrication. Les cartes doubles ont été publiées en fanfare. Le public les a adorées et les études de marché ont prouvé qu'elles constituaient la « mécanique » la plus populaire de cette extension.

Cette anecdote nous amène à la leçon suivante :

Leçon n°16 : redoutez davantage d'ennuyer vos joueurs que de leur lancer un défi

Au cours de mes vingt ans passés chez Wizards, j'ai souvent innové. À chaque fois, quelqu'un (le plus souvent plusieurs personnes) m'est tombé dessus, débordant de passion et sûr de son fait, pour m'expliquer en détail les raisons qui faisaient que mon innovation était une mauvaise idée. « On ne peut pas faire ça ! » « C'est trop risqué ! » « Cela va nuire au jeu ! »

J'ai également créé ma part de mécaniques soporifiques. Pourtant, j'ai croisé peu de gens qui montraient la même ardeur et détermination à m'empêcher de les créer. Pourquoi ? Parce que la plupart des gens craignent plus de pousser les joueurs à se dépasser que de les ennuyer. Je pense que ce devrait être l'inverse. Quand vous essayez d'accomplir quelque chose de grandiose mais que vous échouez, les joueurs vous pardonnent car ils comprennent que votre but était ambitieux. Votre tentative leur inspire le respect. Ils vous suivent pour voir ce que vous allez tenter la fois suivante. Mais si vous ennuyez votre public, il ne se montrera pas aussi clément car répéter la même erreur, c’est pire que d’en faire de nouvelles. Quand vous lassez les joueurs, ils vous en veulent. Parfois, ils arrêtent de jouer.

Donc, en tant que concepteurs de jeu, je pense que nous prenons le problème à l'envers. Forcer les joueurs à se surpasser n'est pas le plus grand danger. La solution la plus risquée, c'est justement de ne pas prendre de risque.

Leçon n°17

Cette anecdote nous ramène en octobre 2005 et concerne le premier bloc Ravnica. Je savais que nous voulions faire un deuxième bloc multicolore mais il était primordial qu'il ne soit pas perçu comme une copie du premier, Invasion, qui avait connu un énorme succès cinq ans auparavant. Je devais trouver un thème sensé pour un bloc multicolore mais qui irait dans une direction très différente d'Invasion.

Pour commencer, il m'a fallu définir quel était le thème d'Invasion. C'était « jouez avec autant de couleurs que vous le pouvez ». Notre premier bloc multicolore en faisait beaucoup pour vous pousser à jouer avec des decks comprenant quatre voire cinq couleurs, chose que les joueurs faisaient très rarement jusque-là. Je me suis alors dit : « Et si j'allais dans la direction diamétralement opposée ? Si, au lieu de jouer le plus de couleurs possible, on en jouait le moins possible ? » Comme je tenais quand même à ce qu'il s'agisse d'un bloc multicolore, cela signifiait qu'on utiliserait exactement deux couleurs (puisqu'une seule en aurait fait un bloc monochrome).

Afin de maximiser les options, j'ai décrété que pour ce bloc nous traiterions avec égalité les dix paires bicolores afin de bénéficier d'autant de marge de création que possible. Brady Dommermuth, membre de l'équipe créative, s'est emparé de l'idée de dix paires bicolores et a trouvé le concept des guildes. Cela lui a inspiré l'idée d'un monde-cité. J'ai adoré et soutenu l'idée des guildes et j'ai opté pour les diviser en quatre-trois-trois, imposant que chacune des guildes ne soit présente que dans l'une des trois extensions dans le bloc.

Dès sa publication, Ravnica a immédiatement été adopté par les joueurs. Ils ont adoré les guildes et le monde-cité. Ravnica est ensuite devenu l'un des plans les plus populaires que nous ayons jamais créés (voire, à en croire certains, le plus populaire). Et personne ne l'a jamais confondu avec Invasion. Ce qui nous amène à la leçon suivante :

Leçon n°17 : il n'est pas nécessaire de changer grand-chose pour tout changer

Pour cette leçon, j'aimerais utiliser la métaphore des petits pois congelés. Je ne suis pas vraiment doué en cuisine, à l'inverse de mon épouse, Lora. Donc, presque tous les soirs quand elle prépare le dîner, je me charge des légumes. Ils sont congelés et mon boulot, c'est de les plonger dans de l'eau bouillante. J'en fais de différentes sortes mais pour cette métaphore, je vais vous parler des petits pois congelés. Cela commence toujours de la même manière. De l'eau bout dans une casserole et je dois y jeter les petits pois. Je le fais mais il n'y en a clairement pas assez. Alors j'en ajoute. Mais ça ne suffit toujours pas. Donc, j'en rajoute. Je jette alors un coup d’œil dans la casserole et je me demande si j'en ai vraiment mis assez. Alors j'en verse encore un peu plus. Puis je recommence. Je fais cela plus souvent que je pourrais l'avouer. À l'arrivée, je cuis toujours trop de petits pois.

Je pense que de nombreux concepteurs traitent les nouveaux éléments d'un jeu de la même manière que je traite les petits pois. Ils ne sont jamais sûrs d'en inclure suffisamment alors ils en rajoutent sans cesse. Mais, au bout du compte, il y en a trop et cela crée des problèmes. C'est comme ça qu'on rend les choses trop complexes pour les joueurs. Vous brouillez le message de votre jeu. Vous gâchez des ressources que vous pourriez utiliser plus tard.

J'ai donc commencé à envisager la conception de jeu d'un point de vue légèrement différent. Au lieu de me demander : « Faut-il en ajouter plus ? » Je me demande : « Y en a-t-il déjà assez ? » Ce changement d'approche est important dans la mesure où le but que doivent poursuivre tous les concepteurs de jeu (comme tous les artistes) est de supprimer de leur jeu tout ce qu'ils peuvent jusqu'à ce que rien ne puisse plus en être enlevé, jusqu'à ce que le jeu ne dispose plus que des éléments essentiels à son fonctionnement. Pour résumer, il faut chercher à verser le nombre exact de petits pois.

Leçon n°18

J'écris une rubrique chaque semaine. Dans la mesure où vous êtes en train de me lire, j'imagine que vous le saviez déjà. Certaines semaines sont des semaines à thème et j'écris alors en fonction de celui-ci. D'autres semaines sont moins formelles et je peux écrire ce que je veux. Des deux catégories d'articles, lesquels sont les plus difficiles à rédiger : ceux des semaines à thèmes ou ceux des semaines informelles ?

Réponse : ceux des semaines informelles. Les semaines à thèmes m'imposent de réfléchir à des options que je n'envisagerais peut-être pas autrement. Par exemple, mon article préféré parmi tous ceux que j'ai écrit s'intitulait « To Err Is Human » (soit « L'erreur est humaine » en français). Il a été la première de mes chroniques Topical Blend dans lesquelles je demandais au public de me proposer un sujet en rapport avec Magic et un qui n'était pas lié à Magic afin de les faire s'entrecroiser dans l'article. Pour « To Err Is Human », le sujet Magic était mes dix plus grandes erreurs de conception et le sujet non-Magic était les filles. (Si vous n'avez pas eu le plaisir de le lire, cliquez ici.) Je n'aurais jamais écrit cet article de ma propre initiative. Ce n'est qu'en étant obligé d'aborder une combinaison inédite de sujets que j'ai pu créer quelque chose d'original.

Cela nous amène à la question suivante : entre une extension à thème et une extension qui n'en a pas, laquelle est la plus difficile à concevoir ? La réponse est la même : celle qui n'a pas de thème. Les extensions à thème me poussent vers des directions nouvelles que je n'ai encore jamais explorées tandis que les extensions ouvertes me conduisent vers des endroits que je connais pour les avoir déjà visités. Tout cela ouvre sur la leçon suivante :

Leçon n°18 : les restrictions nourrissent la créativité

De toutes les leçons que j'évoque ici, c'est celle avec laquelle je suis le plus en accord. En fait, si vous me lisez depuis longtemps, vous m'avez souvent entendu le dire ici-même. Cette leçon est liée à une idée reçue au sujet de la créativité. Beaucoup de gens considèrent que, plus on a d'options disponibles, plus on peut se montrer créatif. C'est un mythe qui va à l'encontre de ce qu'on sait sur le fonctionnement du cerveau. Le cerveau est un organe extraordinaire. Il est très malin. Quand on leur demande de résoudre un problème, la plupart des cerveaux fouillent dans leur base de données en se demandant « Est-ce que j'ai déjà trouvé une solution à ça ? ». Si la réponse est oui, le cerveau résout la difficulté exactement de la manière que la fois précédente.

La plupart du temps, c'est très efficace. Cela vous permet d'éviter d'avoir à apprendre des tâches chaque fois que vous les accomplissez. Toutefois, cela crée un problème au niveau de la pensée créative. Voyez-vous, si vous utilisez les mêmes chemins neuronaux, vous obtenez les mêmes réponses et, pour ce qui est de la créativité, ce n'est pas le but. Alors voici un petit truc que j'ai appris. Si vous voulez que votre cerveau vous entraîne vers des endroits encore inexplorés, choisissez un point de départ d'où vous n'êtes encore jamais parti. Voilà pourquoi je m'assure de débuter chaque extension sous un angle inédit. Cela me force à réfléchir de manière différente et de devoir résoudre des problèmes encore inédits qui réclameront de nouvelles idées et de nouvelles solutions. Cela démontre bien que les restrictions ne sont pas des obstacles mais des outils précieux. Vous pouvez vous en servir pour vous aider à vous montrer plus créatif.

Leçon n°19

Être porte-parole pour le jeu est l'une de mes nombreuses tâches. J'interagis avec de nombreux médias, y compris les réseaux sociaux. Je suis actif sur de nombreuses plates-formes (Twitter, Tumblr, Google+ sans oublier Instagram) et j'ai plus de 80 000 personnes qui me suivent. Toutefois, je suis particulièrement actif sur Blogatog, mon blog sur Tumblr. J'y publie depuis quatre ans et, durant cette période, j'ai répondu à plus de 60 000 questions. Cela représente beaucoup d'interaction et cela nous conduit à ma leçon suivante :

Leçon n°19 : les joueurs sont forts pour repérer les problèmes mais nettement moins doués pour les résoudre

Pour cette leçon, je vais utiliser la métaphore du rendez-vous chez le docteur. Quelle est la première chose que fait toujours un docteur ? Il vous demande comment vous vous sentez. Pourquoi ? Parce qu'en ce qui concerne vos sensations, c'est vous l'expert. Personne ne comprend mieux ce que vous ressentez que vous-même. Cependant, le docteur vous demande rarement quelle serait la solution pour résoudre les ennuis de santé que vous pourriez avoir parce qu'il est mieux équipé que vous pour y parvenir. Il en va de même pour la conception de jeu.

Les joueurs ont une meilleure appréhension de leur propre perception du jeu que vous. Ils peuvent dire plus facilement quand quelque chose ne va pas et ils sont excellents quand il s'agit de repérer les problèmes, mais il ne sont pas très habiles pour les résoudre. Ils ne savent pas quelles sont les restrictions avec lesquelles vous devez composer ou les objectifs que vous devez atteindre. Ils appréhendent le jeu de leur point de vue personnel alors que votre travail c'est de comprendre la perspective de tous les joueurs. N'hésitez donc pas à utiliser vos joueurs pour vous aider à comprendre ce qui ne va pas dans votre jeu mais montrez-vous très prudent dès qu'ils vous proposent des solutions.

Leçon n°20

Pour cette intervention, j'ai affiché toutes mes leçons à l'écran.

En regardant le résultat, j'ai pris conscience de quelque chose d'important. Ces leçons n'étaient pas vraiment indépendantes les unes des autres. Penser à l'une d'entre elles m'a souvent mené à en évoquer une autre. Permettre aux joueurs de s'approprier le jeu, n'est-ce pas en accord avec la nature humaine ? Chercher à pousser vos joueurs à se dépasser n'augmente-t-il pas les chances de les voir tomber amoureux de votre jeu ? Les détails ne constituent-ils pas une formidable zone d'exploration supplémentaire ? Éviter de confondre « intéressant » avec « amusant », cela n'aide-t-il pas à faire en sorte que la partie distrayante d'un jeu soit aussi la meilleure stratégie pour gagner ? Plus je regardais, plus je découvrais de liens.

Et c'est là que j'ai compris quelle était ma leçon finale :

Leçon n°20 : toutes les leçons sont liées

En examinant chaque leçon, j'ai commencé à voir les liens qui les unissaient. J'ai alors réalisé qu'ils ne s'agissait pas d'une suite d'enseignements indépendants mais plutôt d'un vaste réseau de leçons liées entre elles. J'ai envisagé de changer le titre de ma conférence pour « 20 ans, une vision très complexe, holistique et interconnectée de la conception de jeu », mais je me suis dit que ce n'était pas très accrocheur.

Et voilà à quoi tenait la leçon finale : tout ce que j'ai appris se recoupe.

Vingt ans pour en arriver là

J'espère que vous avez aimé cette version écrite de mon intervention. Comme précisé dans la première partie, ma conférence est disponible sur YouTube, donc allez y jeter un coup d’œil si cela vous intéresse. Les réactions à cette conférence ont été phénoménales mais je suis toujours intéressé par vos retours. Qu'en avez-vous pensé ? Vous pouvez me le dire via mon e-mail ou l'un de mes comptes sur les réseaux sociaux (Twitter, Tumblr, Google+ et Instagram).

Retrouvez-moi la semaine prochaine alors que nous entamerons les previews de La lune hermétique.

D'ici là, puissent mes vingt leçons vous permettre d'en apprendre quelques-unes par vous-mêmes.


« En route pour le travail n°338—The Gathering »

À New York, en automne 1995, Magic a organisé ce qui était à l'époque son plus grand événement pour la seule et unique avant-première de Terres natales. Cet événement s'appelait « The Gathering » et il ne s'est pas tout à fait déroulé comme prévu. Au fil des années, j'ai appris que très peu de gens savaient quoi que ce soit le concernant. Enfin... jusqu'à aujourd'hui.

« En route pour le bureau n°339—Super-types »

Dans ce podcast, je parle des six super-types de Magic. J'imagine que les réactions seront « Il y en a six ? » ou « C'est quoi un super-type ? ». Aujourd'hui, je réponds aux deux questions.